Menu
Libération
L'année 68

Le 9 mai 1968 vu par Tariq Ali : «Le temps est mûr pour une révolution»

Mai 68 raconté par des écrivainsdossier
Dossiers liés
A Londres, l’écrivain Tariq Ali, qui s’apprêtait à lancer une revue, apprend que la Sorbonne est occupée. La stupeur est mondiale.
Devant la Sorbonne le 10 mai 1968. Nous publierons chaque jour de mai une photographie de Claude Dityvon, autodidacte, mandaté par aucun journal, qui a suivi les événements de Mai 68 au jour le jour. Loin du photoreportage, ses images sont plutôt des «impressions» : des atmosphères de chaos ou de grande sérénité, des univers poétiques… Lauréat du prix Niépce en 1970, il fonde en 1972 l’agence de reportages Viva aux côtés de Martine Frank, Richard Kalvar ou Guy Le Querrec. (Photo Claude Dityvon. Courtesy Millon)
par Tariq ALI
publié le 8 mai 2018 à 17h06

En ces temps-là, les communications étaient lentes, et c’est seulement le 9 mai en fin d’après-midi que la nouvelle nous est parvenue à Londres. La Sorbonne était occupée ! Cinq mille personnes s’entassaient dans le grand amphithéâtre. Des comités d’action divers et variés poussaient comme des champignons hallucinogènes. Le Mouvement du 22 Mars, né à Nanterre, n’était plus isolé. L’un de ses deux principaux inspirateurs, Daniel Bensaïd, est mort il y a quelques années, fidèle à ses convictions, tandis que l’autre Daniel (un certain Cohn-Bendit, je crois) est mort politiquement. Son cadavre, ai-je appris de source sûre, occupe aujourd’hui des fonctions au cimetière de l’Elysée.

De notre côté, nous formions un groupe constitué de socialistes radicaux, de marxistes, de poètes, de dramaturges, de féministes occupés à préparer le premier numéro de notre nouvelle revue politico-culturelle d'avant-garde, The Black Dwarf, dont nous avions annoncé la parution le 1er mai. Ce calendrier nous avait été suggéré par l'offensive du Têt (nouvel an vietnamien) engagée au Vietnam par le FLN (Front de libération nationale), qui avait mis à mal la stratégie américaine. Aux Etats-Unis, jusque-là, les généraux et les responsables politiques faisaient croire à leur peuple qu'ils étaient en train de gagner la guerre. Depuis le Têt, on ne les croyait plus. Ils allaient pourtant continuer la guerre pendant sept ans de plus, à l'aide d'armes chimiques comme l'agent orange, qui tuaient ou défiguraient les êtres humains et détruisaient l'écologie. Chaque jour, oui, la télévision nous rendait témoins de cette barbarie.

Mais le 9 mai 1968, la France était au bord d'une de ces explosions dont elle seule a le secret. Le lendemain et dans les semaines suivantes, c'était la stupeur partout dans le monde, l'ampleur et la profondeur de la crise devenaient visibles. «De Gaulle est mort de trouille», disait Mick Jagger avec un grand sourire. Les étudiants qui se battaient sur les barricades avaient rebaptisé le Quartier latin «Quartier héroïque vietnamien». On dira ce qu'on voudra, à cette époque la gauche française et ses intellectuels ne versaient ni dans le provincialisme ni dans l'atlantisme.

A Londres, les «Cosaques» et les Stones

Chez nous à Londres, après débat, nous avons décidé de mettre au pilon le premier numéro du Black Dwarf, avec sa couverture un peu terne. Au dos d'une enveloppe, j'ai esquissé un nouveau projet de une, devenu ensuite grâce au graphiste unemblème de l'époque : «Nous lutterons, nous gagnerons, Paris, Londres, Rome, Berlin.»

A l'intérieur figurait le long journal de notre correspondant à Paris, Jean-Jacques Lebel, décrivant sur le vif ces journées d'espoir avec leur doux parfum de barricades, gauloises écrasées sur le pavé et gaz lacrymogènes lancés par les CRS («SS»). Sous-titre de la section consacrée à la Sorbonne ? «Le Soviet de la Sorbonne», tout simplement.

En mars, la Vietnam Solidarity Campaign s'était rassemblée autour de l'ambassade américaine à Londres et avait subi une charge de la police montée («Les Cosaques, les Cosaques !» criait-on en se dispersant comme on pouvait, tout en pensant au Vietnam et à Petrograd). Mick Jagger, qui était des nôtres, était indigné par ces brutalités policières et trouvait que nous aurions dû répondre à la violence par la violence. Il n'y avait vraiment rien à attendre des Britanniques. Quelques mois plus tard, il écrivait sa chanson Street Fighting Man. La culture intervenait en politique : «Hey, je pense que le temps est mûr pour une révolution de palais, mais là où je vis, le jeu à jouer, c'est la solution de compromis / Hey, je vous ai dit que mon nom est Désordre/ Je vais crier et hurler, je vais tuer le roi, m'en prendre à tous ses domestiques…»

Comme la BBC refusait de passer cette chanson, il m'en a envoyé le texte accompagné d'un mot griffonné («Pour toi !»). Nous l'avons publié dans The Black Dwarf, au côté d'une analyse de Engels sur le combat de rue. La New Left Review a brièvement été agitée par une controverse sur la musique nouvelle et l'atmosphère nouvelle, avec Richard Merton (nom de plume de Perry Anderson) qui expliquait : «Il n'est pas juste de dire que les Stones ne sont "pas de grands innovateurs". Il serait peut-être fécond, en fait, d'opposer les Stones aux Beatles comme Adorno a pu opposer Schönberg à Stravinsky (après lecture de Beckett). On se contentera ici d'observer que, malgré leur intelligence et leur raffinement, les Beatles n'ont jamais débordé de très loin les strictes limites de la convention romantique : les principaux ressorts de leur œuvre sont la nostalgie et la fantaisie, deux traditions bien ancrées dans la classe moyenne anglaise… Les Stones , eux, ont rejeté l'orthodoxie en cours de la musique pop ; leur œuvre en est la négation aussi noire qu'authentique. C'est étonnant, mais presque aucune composition de Jagger-Richards n'a pour thème, conventionnellement, une relation privée "heureuse" ou "malheureuse". L'amour, la jalousie et la lamentation - qui inspirent 85 % de la musique pop traditionnelle - en sont absents. A leur place, l'exploitation sexuelle, la désintégration mentale et l'immersion physique.»

Nouvelle Vague et Printemps de Prague

En Grande-Bretagne, la musique ; en France, le cinéma. Dès avant Mai 68, l'orientation radicale prise par le cinéma français annonçait ce qui allait venir. Cette Nouvelle Vague était surtout incarnée par Jean-Luc Godard, qui ne craignait pas de mêler Hollywood avec Kant et Hegel, un montage à la Eisenstein avec le réalisme d'un De Sica et d'un Rossellini, et affirmait qu'un jour l'image nous subjuguerait tous. Guy Debord et les situationnistes approuvaient. Concept, image et vérité documentaire étaient les maîtres-mots du cinéma de Godard, qui a ensuite adhéré au mouvement de 1968 avec la passion d'un prophète de l'Ancien Testament. En Allemagne, les feux d'artifice du jeune Rainer Werner Fassbinder allaient bientôt illuminer les horizons gris de la République fédérale, avec ses bureaucraties truffées d'anciens nazis. Créée en avril 1968, sa pièce Katzelmacher (le Bouc) décrit les tourments infligés à un immigrant grec par des truands bavarois : il devient victime de leur haine raciale, sexuelle et politique.

A Prague aussi, le cinéma a produit quelques chefs-d'œuvre, mais le Printemps de Prague et le «socialisme à visage humain» qu'il promettait va reléguer tout le reste dans l'ombre. Les manifestations du 1er Mai, cette année-là, sont massives et spontanées, en réponse au programme de réformes initié par le nouveau dirigeant du Parti communiste, Alexander Dubcek. Parmi ces réformes, des amendements à la Constitution tchécoslovaque auraient réintroduit une certaine dose de démocratie et plus de libertés personnelles. C'est la fin de la censure : les journaux et la télévision commencent à organiser de vrais débats, à dénoncer vigoureusement la corruption du gouvernement, son incompétence, etc. Pendant un bref moment, avant que Brejnev n'envoie les chars, la presse tchécoslovaque est la plus libre du monde. L'essor de la conscience politique est palpable.

Avant la fin de l’année, tous les continents sont touchés, et cette période ouverte en 1967 ne s’achèvera qu’en 1975, quand les forces révolutionnaires succomberont face à une social-démocratie financée par la Fondation Ebert. Leur seule victoire a eu lieu au Pakistan, où un mouvement étudiant lancé en novembre 1968 s’élargit aux ouvriers et aux couches intermédiaires urbaines (avec une forte implication des femmes) et renverse la dictature militaire du commandant en chef Muhammad Ayub Khan, soutenue par les Etats-Unis. Le slogan des vainqueurs : «Socialisme et démocratie». Le principal parti religieux, qui avait activement cautionné le régime, se trouve mis sur la touche.

Les choses changent. Dans le monde de Trump-Macron, les étudiants reviennent en première ligne. Ceux que j’ai vus récemment au Proche-Orient, avec leurs visages si ardents et curieux, m’ont fait repenser à nous en 1968. Et la Sorbonne a de nouveau été occupée. Bien sûr, l’époque n’est pas la même, mais cela ne vaut que pour ma génération. Les jeunes, eux, font leurs propres expériences, et ils ont un monde à y gagner.

Britannique d’origine pakistanaise, journaliste, essayiste et romancier, Tariq Ali est né en 1943 à Lahore. Il est l’auteur de deux cycles romanesques, la Trilogie de la chute du communisme et le Quintet de l’islam. Dernier ouvrage paru : Les Dilemmes de Lénine (Terrorisme, guerre, empire, amour, révolution) Sabine Wespieser éditeur, 2017.

Traduit de l'anglais par Diane Meur.

Jeudi, le 10 mai vu par Jean-Bernard Pouy.