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Libération
L'année 68

Le 10 mai 1968 vu par Jean-Bernard Pouy : la bataille, la vraie

Mai 68 raconté par des écrivainsdossier
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Le romancier était rue Gay-Lussac pendant la «nuit des barricades», en plein cœur des affrontements entre étudiants et policiers.
Le 24 mai, gare de Lyon à Paris. Nous publierons chaque jour de mai une photographie de Claude Dityvon, autodidacte, mandaté par aucun journal, qui a suivi les événements de Mai 68 au jour le jour. Loin du photoreportage, ses images sont plutôt des «impressions»: des atmosphères de chaos ou de grande sérénité, des univers poétiques… Lauréat du prix Niepce en 1970, il fonde en 1972 l’agence de reportages Viva aux côtés de Martine Frank, Richard Kalvar ou Guy Le Querrec. (Photo Claude Dityvon . Courtesy Millon)
par Jean-Bernard Pouy
publié le 9 mai 2018 à 20h26

J'avais 22 ans, pas un perdreau de l'année, les manifs, je connais, en général bien rangé dans le cortège, les flics, je connais, avec leur képi, leur noire pèlerine et leur «bidule», la longue matraque souple et douloureuse, de vraies caricatures à la Daumier, même si je me souviens parfaitement de Charonne et de la mort, et même si je fais la différence avec les gardes mobiles, alors, le 22 mars, quand les éléments de langage ont radicalement changé, les muscles déliés, les casques de moto multipliés, quand les services d'ordre étudiants se sont structurés, quand la baston est devenu obligatoire, déjà, deux jours avant, du moins je crois, pardon mais ça fait presque cinquante ans, le 3 et aussi le 6, ça a chauffé au Quartier latin, gaz lacrymos, blessés, des deux côtés, les flics ne s'attendaient pas à voir qu'en face, ça puisse s'organiser, et maintenant l'erreur honteuse du pouvoir, la fermeture de la Sorbonne, l'arrestation des leaders étudiants, deux simples et évidents super motifs de lutte, pas trop d'idéologie là-dedans, que des revendications normales, et, du coup, sit-in sur le boulevard Saint-Michel où Cohn-Bendit se paie la fiole de vieux birbes, Aragon tête de con, je ne comprends pas tout, je découvre, je sens que ce n'est pas pareil que d'habitude, il y a de la joie, de l'énervement, une absence totale de peur et de honte, tout le monde sait qu'il y a déjà eu beaucoup de blessés et d'arrestations, mais tout le monde semble s'en foutre, et ne s'attarde pas trop sur les diverses réunions des états-majors gauchistes qui, de la Mutu à Ulm, déshabillent Pierre pour habiller Paul, oui, c'est ça, on sent un truc, une ambiance Moyen-Age, ou prise du palais d'hiver, tout se mélange, mais c'est là, dans une paix relative, alors, petit à petit, le 10, ça a pété, les troupes, arrivées de Denfert-Rochereau s'installent en plein Quartier latin, comme les fourmis attirées par le pot de miel, la Sorbonne, devenue brutalement un château fort qu'il faut reprendre, et, tout aussi brutalement, sans réels mots d'ordre, pas besoin de conseils venus d'en haut, d'on ne sait où, ça s'agite, impossible d'attendre et de rester assis sans bouger, alors ça dépave, ça vide les chantiers du coin, tout ce matos qui vous tend les bras, ça renverse des bagnoles, ça barricade, ça barricadise avec patience et conscience, on fait la chaîne, comme des prolos chinois, pour entasser tout ce bordel au milieu de la rue, je n'avais jamais vu autant d'énergie déployée sans effort apparent, et, déjà, ça discute ferme, certains trouvent déjà absurde d'élever une barricade rue Gay-Lussac, trop large, indéfendable en cas de baston, et se réfugient du côté de Mouffetard, où les rues sont étroites et où les barricades s'élèvent, comme rue de l'Estrapade, jusqu'au deuxième étage des baraques, mais ça continue de gueuler, si Gay-Lussac cède et tombe, tous ceux qui sont plus haut seront piégés, mais les «trotsk» s'en foutent, ils continuent d'ériger un mur de pavés, qui n'atteindra que deux mètres de haut, que les flics pourront enjamber relativement facilement, mais ça les regarde, ce n'est pas la tactique qui les étouffe, ils préfèrent les batailles rangées, comme à Leningrad, alors que plus haut, ça prépare le choc, je vois des casiers à pinard remplis de cocktails Molotov, et des tas de projectiles bien rangés, là, pour les cognes, ça va être une autre paire de manche, et le temps passe, la nuit est tombée, tout le quartier est illuminé, c'est la Commune, les habitants qui ne sont pas d'accord se terrent chez eux, les autres participent, des boulangers distribuent leurs réserves de pain et de sandwichs, on ne trouve plus un citron dans le coin, les spécialistes disent que c'est efficace contre les lacrymos, et pourtant, il ne se passe rien, la police est bien rangée le long des boulevards et laisse faire, on nous apprend que des négociations sont en cours, je me souviens que le nom de Geismar revient souvent, mais personne n'a l'air d'espérer que ça réussisse, comme si c'était dommage d'avoir fait tout ce boulot pour rien, et, bien au contraire, tout le monde pense que ça ne peut se terminer que par une guéguerre urbaine, et certains pensent aussi que c'est très con d'être tombés dans un tel piège, coincés comme des rats, l'inquiétude monte, mais pas trop, l'ambiance est douce, il n'y a pas encore de portables, alors personne n'avertit sa famille ou ses proches, qui doivent tous écouter Europe 1 ou Radio Luxembourg, avec leurs reporters impatients d'assister à une tragédie moderne, alors ça circule, ça flâne, ça baguenaude, entre Luxembourg et Mouffetard, ça discute beaucoup, meeting permanent, chacun parle à chacune, l'impression de faire partie de la même famille, ça attend l'inexorable sans trop savoir ce qu'il va se passer, et les attitudes changent, les apparences se précisent, disparaissent les habits d'étudiants qui nous semblent, aujourd'hui, ringards et désuets et apparaissent les foulards sur le visage, les bonnets, on se déguise en possibles émeutiers, certains retournent leurs vestons, c'est la fête et le carnaval, et on attend, on attend, on attend et tout à coup, vers 2 heures du matin, comme une traînée de poudre, la nouvelle tant attendue et redoutée : ils attaquent, et, à partir de là, on ne réfléchit plus, on se précipite vers Gay-Lussac où c'est déjà le bordel, lacrymos et grenades offensives, ça résiste, même si l'on sait déjà que ça ne durera pas longtemps, des habitants des immeubles adjacents jettent des seaux d'eau pour aplatir les gaz, ils se prennent en retour des grenades en tir tendu, il y a des rumeurs comme quoi d'autres habitants balancent des boules de pétanque sur les forces de l'ordre, bref, la bataille, la vraie, cris, insultes, chants, explosions diverses, sirènes, mégaphones en folie, de part et d'autre, on voit les premiers blessés, du coup on fonce vers Mouffetard où les anars tiennent les remparts, et là, ce n'est pas pareil, dès qu'un flic grimpe sur la barricade, il repart, en feu, de l'autre côté, là, ils ne passent pas, là ils ne passeront jamais, et le silence, là, est plus grave, plus profond, alors on reste là et on se bat, des fois de loin, des fois de près, et ça dure longtemps, c'est dramatique et joyeux, et puis des cris, longtemps après : «Gay-Lussac est tombé !» et alors c'est la panique, ils vont nous arriver dans le dos, coincés nous sommes, l'inexorable est arrivé, le matraquage et le panier à salade se profilent à l'horizon, certains tentent de refaire des barricades vers l'arrière, mais le temps manque, on sent déjà le souffle chaud et puant du CRS au bout de la rue, beaucoup d'entre nous courent sur les trottoirs, des portes s'ouvrent pour les laisser entrer et pour moi, c'est une sorte de miracle, je tombe sur mon prof d'italien, en fac, Monsieur G., que son nom soit sanctifié, il habite tout près, il me dit de le suivre, on monte à l'étage, un appartement qui sent la fumée, il y a déjà une vingtaine de mecs et de filles assis par terre, dans son salon, totalement silencieux, les rideaux sont tirés, je m'assois aussi sur la moquette et, là, on attend longtemps, sans bruit, sans parler, et on écoute, pendant deux ou trois heures, les dialogues des flics qui, sur les toits, tentent de repérer les appartements où se seraient réfugiés des émeutiers, et puis vers 7 heures du matin, on s'en va, avec précaution, on découvre le champ de bataille, un champ de ruines, et je rentre chez moi, en banlieue, en train, avec une godasse en moins.

Editeur, auteur de romans noirs, JeanBernard Pouy écrit depuis 1983 entre un et trois policiers par an. Sans compter les essais et les nouvelles. Dernier ouvrage paru : Ma ZAD Série noire, Gallimard, 2018.