Au matin de la «nuit des barricades», le pays est en état de choc. Des millions de Français ont suivi sur leur poste de radio les événements du Quartier latin. Entre les manifestants retranchés derrière leurs barricades et les policiers en casque noir chargeant sans discernement, la responsabilité des violences est partagée. Sans le dire, le préfet Grimaud est satisfait : il a fait dégager la rue Gay-Lussac sans qu’on déplore un seul mort, alors même que les policiers ont attendu des heures durant sous les insultes, les boulons et les pavés. Mais pour l’opinion, la cause est entendue : la police du Général a fait preuve d’une brutalité injuste et choquante contre la jeunesse révoltée, montrant le visage d’un régime fermé et autoritaire. A 5 heures du matin, Cohn-Bendit, qui vient de prononcer la dispersion, lance un appel à la grève générale. Dans la matinée, les chefs syndicaux, Descamps pour la CFDT et Séguy pour la CGT, tiennent plusieurs conciliabules. A midi, ils lancent à leur tour un mot d’ordre de grève générale pour le lundi suivant, 13 mai, assorti d’un appel à des manifestations dans tout le pays. A Paris, on défilera de la République à Denfert, en passant par la gare de l’Est où se rassembleront les étudiants. La CGT tente d’écarter Cohn-Bendit de la tête du défilé mais les autres syndicats imposent sa présence. A l’Elysée, De Gaulle de très méchante humeur reçoit ses ministres venus dès l’aube lui rendre compte. Force est restée à la loi, disent-ils, sans qu’on ait à déplorer un seul mort. Le maintien de l’ordre, répond le Général, comporte nécessairement la possibilité d’ouvrir le feu. C’est une éventualité qu’il faut regarder en face. Les ministres plaident pour l’apaisement. De Gaulle refuse, puis se laisse convaincre par Peyrefitte, qui propose d’accepter les trois conditions étudiantes, en échange d’un arrêt de la grève et d’un retour au calme. Mais en fin d’après-midi, l’avion du Premier ministre, Georges Pompidou, se pose à Orly venant d’Afghanistan. Par son directeur de cabinet, Michel Jobert, Pompidou s’est tenu au courant des moindres détails. Il a son plan. Si le gouvernement continue à tergiverser, pense-t-il, la manifestation de lundi se terminera mal. Les manifestants chercheront une nouvelle fois à reprendre la Sorbonne par la force. Et, cette fois, les syndicats ouvriers seront de la partie. Si un contestataire est tué, le régime risque de ne pas y survivre. Il faut donc sonner la retraite pour priver la manifestation de son objectif et empêcher la contagion. Pompidou voit De Gaulle, obtient son accord, puis, à 23 h 30, il parle à la télévision. D’une voix ferme, il annonce une totale reculade : la Sorbonne est rouverte, les étudiants condamnés seront jugés en appel et libérés, la police se retirera du Quartier latin. Le mouvement étudiant a gagné sur toute la ligne. Pompidou compte que ces concessions spectaculaires désamorceront le mouvement. Mais dans toute la France, les mots d’ordre de grève sont déjà lancés.
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