Aux environs du 15 mai 1968, oui, disons que c'était le 15 mai, ma sœur aînée, âgée de 13 ans, s'est plantée en face de notre grand-mère qui gémissait de concert avec une voisine sur les voyous incendiaires de Paris, des gauchistes, des fainéants qui n'avaient pas connu la guerre et leur a dit d'une voix assurée : «Vous, de toute façon, vous êtes des capitalistes.» Je lisais par terre adossée au mur, j'ai juste senti la vibration de la phrase quand elle s'est fichée dans le silence. J'ai relevé la tête, j'ai regardé ma grand-mère, l'air qu'elle avait. Mais avant que celle-ci, médusée, ait eu le temps d'articuler une réponse, ma sœur a asséné le coup de grâce : «Vous êtes des bourgeois.» Je ne connaissais aucun de ces deux mots, «bourgeois», «capitaliste», ce n'était pas des mots courants dans le Club des cinq, «gauchiste» non plus d'ailleurs, mais vu le tour de la conversation, je me doutais que c'était des injures.
Cela se passait à Dijon, nous n'avions pas encore la télévision, mon père n'allumait la radio que pour le Jeu des mille francs, créé par Henri Kubnick et animé par Lucien Jeunesse, j'aimais bien ce nom, Jeunesse, je trouvais ça rigolo de s'appeler Jeunesse et d'être vieux, mon père nous donnait 50 centimes quand nous répondions correctement à une question, et un franc pour la question banco, ce qui n'arrivait pas souvent - mais qu'est-ce qu'un bourgeois, alors ça, c'était une question super banco.
A Paris, je ne le savais pas, mais la réponse n'était pas tellement plus claire pour les autres que pour moi. Dans la nuit du 15 au 16 mai, à l'issue d'une représentation des ballets Paul Taylor suivie d'une réception d'ambassade, le théâtre de l'Odéon, officiellement théâtre de France, est investi par quelques centaines de manifestants. Sur les marches, ils croisent le public élégant qui en sort. A leur tête, deux chefs de file de la contre-culture : Jean-Jacques Lebel, spécialiste du happening, et l'architecte contestataire Paul Virilio. Des drapeaux noir et rouge sont aussitôt hissés au fronton du bâtiment, une banderole y est déployée : «Etudiants ouvriers l'Odéon est ouvert !!!». Le 16 mai, plus de 3 000 personnes - comédiens, étudiants, artistes - occupent le théâtre, suscitant de brèves altercations avec le personnel. Le comité d'action révolutionnaire (révolutionnaire mais exclusivement masculin, comme l'attestent les archives de l'INA) annule toute la programmation à venir et annonce que «l'ex-théâtre de France, lieu de la culture bourgeoise» est transformé en «permanence révolutionnaire créatrice» destinée à lutter contre le «spectacle-marchandise». «Ne nous attardons pas au spectacle de la contestation, passons à la contestation du spectacle», «L'imagination prend le pouvoir à l'ex-théâtre de l'Odéon - Entrée libre», proclament les affiches placardées sur la façade.
Jean-Louis Barrault, qui le dirige depuis une dizaine d'années, proteste : lui, un bourgeois ? Ses spectacles, du théâtre bourgeois ? Lui qui a monté Ionesco, Beckett, Duras ! Lui, surtout, qui a fait scandale deux ans plus tôt en créant les Paravents de Jean Genet, peu après la fin de la guerre d'Algérie ! Mais pour les insurgés, Genet sert d'alibi à une fausse avant-garde ; l'Odéon et ses dorures, comme la Comédie-Française, comme l'Opéra, n'est à leurs yeux qu'une scène rétrograde interdite au peuple, et ses auteurs des bouffons pour les riches. «L'Art révolutionnaire se fait dans la rue, expliquent-ils, le seul théâtre est la guérilla.»
«Leur désir est légitime»
Le directeur de l'Odéon, à qui on a laissé son bureau, mettant de côté l'autorité qu'on lui conteste, parle de lui comme d'un autre : «Jean-Louis Barrault est mort, constate-t-il, mais il reste un homme vivant. Alors qu'est-ce qu'on fait ?» A l'instar de ses cadets Planchon, Wilson, Chéreau, Bourseiller, il prend le parti des occupants : «Leur désir est légitime. Il faut s'occuper des gens qui ont encore de longues années à vivre.» Bourgeois peut-être, mais c'est le printemps et il est attentif aux bourgeons. Aussi refuse-t-il de faire évacuer les lieux, comme il refusera quelques jours plus tard, par une réplique théâtrale, de couper l'électricité. «Serviteur, oui. Valet, non !» dira-t-il à André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles. Dès le 14, le même élan a poussé les élèves du Conservatoire d'art dramatique à se déclarer solidaires des manifestants et à créer une «université des arts autonome» pour le «non-public». Dans une salle de la Sorbonne, Coluche, le chanteur Evariste et quelques universitaires forment le Crac - Comité révolutionnaire d'agitation culturelle. Le 15 mai, les élèves des Beaux-Arts s'emparent de tous les locaux qu'ils transforment en «atelier populaire» vite producteur d'affiches révolutionnaires.
Pendant ce temps-là, à Dijon, je mets toute ma puissance créatrice à terminer avant le 26 mai, date de la fête des mères, un coffret à bijoux fabriqué dans une boîte de camembert. Mon école ferme avant que j'aie eu le temps de coller le ruban sur le couvercle, ce qui occasionne une grosse crise de larmes. Le Bien public, quotidien bourguignon, fait sa une sur l'occupation des usines Renault à Cléon, près de Rouen. Les métallurgistes ont débrayé le 15 au matin, des piquets de grève sont organisés un peu partout, et le mouvement fait tache d'huile en province. Etudiants et ouvriers se rassemblent pour lutter contre les hiérarchies autoritaires et les «vieux engrenages». Ma grand-mère commence à empiler des paquets de pâtes dans les placards. N'allant plus en classe, je bouquine et j'imite De Gaulle en faisant avec les bras de grands mouvements de tire-bouchon. Le mot «boul'mich» me réjouit, on croirait un gros pain à partager avec tout le monde. Je bourgeonne.
Envie de liberté
Début juin, ma mère m’a envoyé voir si mon école avait rouvert. Depuis la grille, j’ai aperçu la maîtresse de CM2 dans la cour de récréation, et mes camarades de classe qui avaient repris la marelle comme si de rien n’était. De retour chez moi, j’ai dit que c’était toujours fermé. L’école ? Il y avait autre chose dans la vie, non ? Et j’avais de longues années à vivre. Il n’y avait pas que Lucien qui s’appelait jeunesse. Tant pis pour le cadeau. J’avais envie de liberté. Je n’avais jamais mis les pieds au théâtre, sinon pour accompagner ma grand-mère voir une opérette. Bourgeois, je ne savais pas encore exactement ce que ça signifiait. Il me semblait vaguement que ça voulait dire à la fois riche et sans imagination. Un double antonyme d’artiste et d’ouvrier, en quelque sorte, mais comment savoir ?
J'aurai la réponse trois ans plus tard en feuilletant le Rock & Folk de ma sœur. En janvier 1971, Léo Ferré, qui allait devenir mon idole, y déclarait : «Etre bourgeois, c'est avoir des pantoufles mais les avoir dans l'esprit.» Il ajoutait : «On a l'habitude de dire que Mai 68 ça a avorté, mais ça n'est pas vrai du tout. Ça a été grandiose malgré tout. Ça ne pouvait pas réussir, bien sûr, car ce n'est pas avec des pavés et des inscriptions merveilleuses sur les murs qu'on fait la révolution. Pour faire la révolution, il faut convaincre les cons. C'est pourquoi ça n'est pas possible.»
A voir ce qui se passe dans le théâtre aujourd’hui où l’on censure Romeo Castellucci, et quand tant de gens pensent en savates et bavassent en charentaises, on se dit que Mai 68 n’a pas trop réussi. Ce qui est possible en revanche, me dirai-je alors, et ce sera ma leçon des événements, c’est de ne jamais renoncer à être jeune. Ni à virer ses pantoufles.