Comment vieillit-on en France ? Comment se sent-on, vieux mais pas forcément parmi les plus à plaindre ? Pour répondre à ces questions, Libération a rencontré des dizaines de personnes âgées de 76 à 97 ans. Le corps et ses facultés, l'identité et l'état d'esprit, la vie sociale et la solitude, le temps et la mort… Nous publions une série d'articles sur la grande vieillesse, pan de la vie largement ignoré bien que majeur. Les photos de cet article sont issues du livre The Lovers de Lauren Fleishman (1).
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«Quand vous venez me parler, c'est quand même une rencontre. Moi, ça me fait plaisir, je vous regarde, je profite de votre jeunesse, de votre attention. Je suis nourrie. Alors après je suis fatiguée mais bon…» On l'a constaté : les vieux ont envie de parler. On tâtonne d'abord parfois, mais une fois la machine enclenchée, c'est un flot de paroles. Si l'on doit faire l'examen des clichés, il faut le dire, nous avons rarement été reçus avec des gâteaux. En revanche, l'expression «embrasser comme du bon pain» a pris tout sens au fil des au revoir. Deux mains qui agrippent les bras, comme une preuve que l'entrevue ne les a pas laissés indifférents.
«Le plus important c'est de ne pas se retirer et se mettre dans un coin à regarder la télé, explique Marie-Françoise Fuchs, 86 ans, à la tête de l'association Old Up. Je n'ai jamais rencontré autant de gens que depuis que je suis vieille. J'avais pas le temps avant», dit-elle en triant les cartes de visite récoltées lors d'un déjeuner avec le député Gilles Le Gendre, à l'occasion de la journée des droits des femmes. Plus de temps, mais aussi «plus de tolérance, d'ouverture aux autres», selon Laure Brandt, 84 ans. «Avant, le rapport à l'autre était plus utilitaire, maintenant, il est plus gratuit, il n'a d'autre objectif que le plaisir de la rencontre», complète Nancy de La Perrière, 89 ans.
Ce plaisir, voire ce besoin, beaucoup s'inquiètent de le voir s'échapper. «Je téléphone beaucoup. C'est pour moi quelque chose de très important parce que le SMS… on ne dit pas du tout la même chose, on n'entend pas la voix», regrette Nancy de La Perrière. Avec son mari, ils commencent à penser la prochaine étape, la maison de retraite. Plus que laisser derrière eux leur appartement, leurs meubles, leur indépendance peut-être, ce sont les visites qui les inquiètent. «Chez soi, on attire davantage. Or c'est ça le souci principal : qui va venir nous voir, qui va nous aider à continuer à travailler intellectuellement, à penser. Pour garder son activité intellectuelle, il n'y a que le frottement des cervelles, l'échange.»
«On est appelé à la vie par l’autre»
Pour certains, l'isolement n'est plus redouté, il est. D'abord pour les personnes dont la mobilité est touchée. «Beaucoup n'ont pas les moyens de prendre des taxis, et moins on a de moyens, plus on habite loin des centres. Alors qu'est-ce qu'on fait pour ces gens-là ? Comment répondre à ce besoin très important de rencontre ? On est appelé à la vie par l'autre», estime Marie-Françoise Fuchs. En maison de retraite aussi, bien qu'entourés, par la force des choses, beaucoup de pensionnaires expliquent se sentir «étrangers». «On est proches mais sans se parler», nous explique-t-on. «Je vois une psy, ça fait du bien de voir que quelqu'un s'intéresse à vous», nous dira même la résidente d'un Ehpad.
C'est aussi que les proches se font moins nombreux, certains sont morts, d'autres font semblant de l'être, tous ont leur vie à mener. «Me sentir entourée, ce n'est pas vraiment le mot. Le week-end, je suis facilement seule. Parfois c'est un peu dur. Même si je m'occupe, il y a toujours au fond de soi-même un petit manque», témoigne par exemple Laure Brandt, qui tient pourtant bien droite sur ses deux jambes. Souvent, quand on les interroge sur cet entourage forcément clairsemé, les vieux cherchent, réfléchissent et listent. Il y a ce cousin qui n'habite pas loin, cette amie de jeunesse à Montpellier, cette belle-fille qui appelle parfois…
«J'ai un très bon ami que je connais depuis vingt ans, on se voit une ou deux fois par semaine, on part en vacances une fois par an au mois de juin, il me téléphone une ou deux fois par jour. J'ai un petit-neveu qui me téléphone et qui vient me voir et sa mère, ma nièce, qui me téléphone toutes les semaines. Et puis en dehors de ça ben, les gens sont morts, explique Odile Lévy, 90 ans. Ça me suffit. Etant donné que je n'ai jamais été mariée, j'ai eu des jules bon, mais j'ai toujours été plaquée, pas de pot, bon, donc j'ai toujours eu l'habitude de me débrouiller toute seule. C'est pas comme les femmes qui tombent veuves, comme on dit. Mais le problème, c'est quand vous avez un problème de santé par exemple, ben vous êtes seule à décider. Ce qui est dur aussi, c'est de ne plus avoir personne qui vous appelle par votre prénom, personne avec qui évoquer les souvenirs.»
«Comment ça se fait que je sois encore en vie ?»
Personne n'échappe à ses morts. On dure, et le revers c'est qu'on perd. Robert Desplan, à 94 ans, a perdu tous ses «copains». «On a l'impression d'être un oublié, un rescapé, on se dit "comment ça se fait que je sois encore en vie ?"» Peut-être parce que l'esprit humain est bien fait, on s'adapte, comme si on ne pouvait qu'accepter ce qui n'est que trop normal. «Les disparus, pour moi, souvent, ce n'est pas un problème car je ne les voyais pas beaucoup et ils sont très présents, très vivants. Si je veux les évoquer, ils sont là. Ça ne m'afflige pas parce que justement je peux y penser», explique Nancy de La Perrière.
Fait rare à son âge, elle vit toujours en couple, mariée depuis soixante-cinq ans, «imaginez». Selon l'Insee, plus d'une femme sur deux vit seule à plus de 85 ans. «C'est assez merveilleux d'être deux. On se pose la question de celui qui partira le premier, de ce qu'il adviendra de l'autre.» A 89 ans, Paule Giron est celle qui est restée. Veuve depuis dix ans, elle a dû se «reconstruire». «Tout pose question, partir en vacances, sans lui ?» Vieux, on apprend pourtant souvent à vivre ensemble séparément. Mais même chacun dans son coin, on se côtoie. C'est le plus dur, cette présence permanente et rassurante qui disparaît. «On a l'impression qu'on vous ampute de la moitié de vous-même mais finalement on se dit au bout d'un moment "je serai incapable de supporter qu'on se mêle de ma vie". J'ai acquis mon autonomie réelle et je suis contente de l'avoir. Ça ne m'empêche pas de me dire tous les trois matins : "mais quel con d'être parti aussi vite."»
Pas question donc, de combler le vide laissé. Si un «type [l']intéresse», pourquoi pas, mais ils ne vivront pas ensemble. Laure Brandt, veuve elle aussi, est du même avis. «Bon, c'est pas tellement bien vu mais je me suis mise sur les sites de rencontre. J'ai eu un copain. On passait des week-ends ensemble mais c'est extrêmement difficile quand on est habitué à vivre seul. Quand on est jeunes, on s'adapte l'un à l'autre, en vieillissant, on attrape des manies.» Pourtant, les rencontres, «ça donne du sel à la vie». «Quand je vois toutes ces dames qui ont renoncé à tout ça… La plupart, elles sont avant tout grands-mères. Tout ce qui est de l'ordre de la sexualité, c'est tabou. Bon, maintenant ça m'étonnerait que je sois encore amoureuse mais on ne sait jamais. On peut être attendrie par quelqu'un, intéressée, même si c'est pas la même nature de sentiments que quand on est jeunes. Eprouver de la tendresse, en recevoir, c'est quand même très précieux.»
«Ils nous regardent vivre»
Quand l'autre est parti, restent les enfants – souvent. Ce sont eux qui aident à se maintenir et qu'on aimerait voir plus souvent. Sans jamais, ou presque, leur en tenir rigueur. «Ils ont leur vie à vivre», expliquent presque toutes les personnes interrogées. «On sait qu'ils sont là, pas besoin de les voir tout le temps. Il faut savoir modérer l'exigence par rapport aux enfants», assure la résidente d'un Ehpad, déclenchant l'acquiescement de toute l'assemblée de personnes âgées qui l'entourent. «Evidemment».
«J'ai pas mis douze ans à comprendre qu'il fallait les laisser vivre», s'amuse Paule Giron. Selon elle, il y a «trois catégories de vieux». Ceux qui se refusent la vieillesse, «qui vont se faire tirer partout», ceux qui subissent et râlent, «ce sont les plus gros emmerdeurs», et ceux qui acceptent. «Ceux-là sont un formidable poids en moins pour les plus jeunes. Un jour, ma fille m'a dit : "Quand je te vois vieillir, tu me donnes un avenir." Je suis restée comme deux ronds de flan. D'abord parce que je ne suspectais pas une seconde que je pouvais avoir quelque chose à voir dans l'avenir de ma fille et parce que je me suis dit : ils nous regardent vivre. Et selon l'image qu'on leur donne, ça les rassure sur ce qu'ils pourront être ou ça les angoisse. Quand j'ai compris ça, je me suis dit : waouh, mais ça veut dire qu'on sert encore à quelque chose, donc, existons. C'est un vrai plaisir d'aller bien si ça peut les rassurer, les conforter. On n'est pas lourds, c'est quand même plaisant.»
Ils sont peu à échapper à cette peur d'être un poids. «Ils ne me voient pas de la même façon, ils me voient diminuée. Ils réalisent que je ne peux plus être la même, c'est dur, explique Annie Mallet à propos de ses fils. En fait moi, je n'aurais plus envie de vivre pour couper court à tout ce qui ne va pas et pour soulager mes enfants. Ils diront que je ne suis pas un poids mais si, c'est une contrainte de venir me voir.»
On accepte parce qu'on n'a pas le choix, mais on ne supporte jamais vraiment d'être une charge pour son enfant, de voir les rapports s'inverser. «Maman se décharge sur moi pour absolument tout. Elle serait maintenant incapable de se dépatouiller avec l'EDF par exemple. A un moment, je pense que les enfants deviennent les parents», explique Madame C. devant sa mère, Odette, 90 ans, qui confirme : «Une fois, j'ai dit au docteur que ma fille était devenue ma mère.» Cela lui convient ? «Elle n'a pas le choix», coupe sa fille. «J'essaie de lutter, tente de s'excuser la mère. Je lui gâche sa vieillesse.»
«Comme si on était des petits»
Sans aucune malveillance, souvent sans s'en rendre compte, les enfants infantilisent. On parle devant son père ou sa mère comme s'ils n'étaient pas là, comme un enfant qui ne comprend pas. «De ne pas entendre, ça m'énerve !» gémit Charlotte, 95 ans, pendant que sa fille raconte ses souffrances à elle, celles des aidants, toujours inquiets, rarement gratifiés. En maison de retraite aussi, «ils ont tendance à "nanana", comme si on était des petits», raconte Geneviève Peltier.
Les plus vieux, dans leur grande majorité, ont encore le souci de l'image donnée. Le temps ne rend pas imperméable au regard des autres, le jugement ne glisse pas sur les peaux ridées. Charlotte par exemple, avait honte, «au début», quand elle sortait sur son fauteuil roulant. On fait donc attention à soi, d'abord «pour les autres, pour ne pas donner une image négative», parce que «vieux, vous n'attirez pas tellement les gens». «C'est dur de se faire des relations avec les plus jeunes parce qu'on n'aime pas voir ce qu'on va devenir», analyse Robert Desplan. Et les vieux eux aussi ont pensé ainsi. Laure Brandt s'en souvient. «J'avais un grand-père jardinier, je le revois encore assis à table, il avait des rides là dans son cou, mais c'était des sillons ! J'étais fascinée par cette peau qui était si vieille. C'est étrange, ça fait peur.» Pour autant, elle s'estime «en général bien accueillie. Alors est-ce que je suis plus ouverte, je sais pas. Mais il y a de la bienveillance».
A lire l'épisode 1, consacré au corps : «Je donne encore le sentiment d'aimer la vie»
Pour Odile Levy, il y a «deux races» de personnes. Les gentils, la majorité tout de même, et «ceux qui disent "qu'est-ce que vous foutez encore là ?", dans l'autobus par exemple. Il m'arrive de sortir et de rentrer à 18 heures, qu'est-ce que vous voulez, il n'y a pas des heures de sorties pour les vieux. Là, on voit la tête des gens.» C'est souvent dans les transports que se joue la guerre des âges. «Un jour, je discutais avec le fils d'un ami. Je parlais de ma gêne quand je prends les transports aux heures de bousculade. Et il m'a dit : "Quelques fois, je suis fatigué de ma journée et j'ai pas envie de me lever"», raconte aussi Françoise Sauvage, 88 ans. «On voit là le problème. Les jeunes n'ont pas encore réalisé l'allongement de la vie. 80% des nonagénaires sont en bonne santé.» Autrement dit, il va falloir apprendre à ne pas les regarder de travers dans le métro aux heures de pointe, car les vieux ne sont pas tous impotents, et ils sont de plus en plus nombreux. Un quart de la population en Europe, un tiers dans dix ans, rappelle Marie-Françoise Fuchs, de l'association Old Up. «Le grand changement du XXIe siècle, c'est le statut de la femme, mais aussi le vieillissement. A la retraite, on part pour une nouvelle vie de trente ans. Ce temps-là compte. On est des êtres humains qui participent, qui forment une société.»
(1) Le projet The Lovers, publié par Schilt Publishing, a été inspiré à Lauren Fleishman par une série de lettres écrites par son grand-père à sa grand-mère durant la Seconde Guerre mondiale. Des lettres qui parlaient d'un amour naissant et de nouvelle vie ensemble – leur mariage durera 59 ans. Ces lettres l'ont incitée à chercher et enregistrer des histoires d'amour d'autres couples qui ont duré.