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En prison, Jacques Mariani projette toujours son ombre sur le banditisme corse

«Libération» a eu accès au dossier d'instruction concernant l'héritier de la brise de mer, interpellé en décembre à la même époque que les frères Guazelli. Au menu : extorsion, assassinats, trafic de drogues.
Jacques Mariani devant la cour d'assises des Bouches-du-Rhône, le 25 février 2008 à Aix-en-Provence. (Photo Michel Gangne. AFP)
publié le 16 mai 2018 à 13h26

Jacques Mariani ? «En Corse, rien que son nom fait frémir. Entre les crimes qu'il a réellement commis et ceux qu'on lui attribue, ce type traîne une légende noire qui suffit à intimider…», raconte un quadra frayant dans les cercles politiques bastiais.

A 52 ans – dont la majorité passés derrière les barreaux – «Monsieur Mariani» est en effet l'un des derniers héritiers de la bande criminelle de «la brise de mer», ce qui pourrait suffire à asseoir sa réputation. Racket, vol, assassinat, infraction à la législation sur les armes, menaces de mort, corruption : rien (ou presque) ne manque à son casier judiciaire. «Sans compter ce qui n'y a pas été inscrit», détaille un policier corse habitué des procédures de règlements de comptes, qui juge pour sa part que le bonhomme «est un vrai psychopathe».

Rien d'étonnant, dès lors, à ce que le nom de Jacques Mariani réapparaisse à chaque nouveau flingage dans le milieu corse. Dernier exemple en date, celui dit du «double homicide de l'aéroport de Bastia». Le 5 décembre 2017, Antoine Quilichini – dit Tony le boucher – et Jean-Luc Codaccioni, deux autres gros poissons de la voyoucratie locale, sont abattus à l'arme lourde, devant des voyageurs médusés, sur le parking de l'aéroport de Poretta, qui dessert la deuxième plus grande ville de Corse. Moins de vingt-quatre heures plus tard, un article du Monde pointe la piste du «fils de l'un des ex-barons de la brise de mer», et tous les regards se tournent vers Jacques Mariani.

Timing troublant

Peu de temps après, un autre nom se met à circuler dans les journaux. Celui des «frères Guazelli», les deux jeunes fils d'un autre ex-baron de la «Brise», Francis Guazzelli, assassiné en novembre 2009. Finalement, la police judiciaire va faire d'une pierre deux coups en coffrant les frangins le 11 décembre et Jacques Mariani une semaine plus tard. Mais, surprise, ces arrestations au timing troublant interviennent dans le cadre de deux autres affaires. Surveillés depuis de longs mois pour un trafic de cannabis et de cocaïne organisé entre Marseille et la Haute-Corse, les Guazzelli sont mis en examen et incarcérés. Même tarif pour Jacques Mariani et plusieurs proches, mais pour des extorsions de fonds commises au préjudice d'entrepreneurs insulaires. Depuis, les deux dossiers ont été joints et les investigations se poursuivent dans une procédure fusionnée, pilotée par deux magistrats instructeurs de la Juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Marseille, Stanislas Sandraps et Guillaume Cotelle. «Elles ont démontré une proximité d'intérêt entre les frères Guazelli et Jacques Mariani», explique sobrement une source proche de l'enquête. Interrogé au cours de sa garde à vue sur les liens qu'il entretient avec les deux jeunes hommes, Mariani admet sans difficulté : «Les frères Guazelli, je les aime comme mes enfants».

Pour l'instant, aucun des trois suspects n'a été interrogé sur le double assassinat de l'aéroport de Bastia, mais sur l'île, comme parmi les connaisseurs du banditisme corse, tout le monde attend le couperet. «Dans cette affaire, on a tous compris que les enquêteurs privilégient la piste d'une équipe Mariani-Guazzelli qui "monte" de concert sur les lieutenants de Jean-Luc Germani», éclaire un des nombreux pénalistes engagés dans le dossier stups. Germani, présenté comme un «ennemi» de Jacques Mariani et des Guazzelli, est le beau-frère de Richard Casanova, un autre pilier de la brise de mer, assassiné en 2008 à Porto-Vecchio. Or, l'homicide a été attribué à feu Francis Mariani, le père de Jacques…

«Ce n'est pas un mystère : les arrestations étaient planifiées pour le début de l'année 2018 et ont été anticipées après le double homicide de Poretta. D'une part pour éviter que les suspects ne s'évaporent dans la nature, d'autre part pour empêcher une éventuelle riposte et une escalade de la violence», confirme à Libération une source judiciaire. Une stratégie qui suscite l'ire de Yassine Maharsi, avocat de Jacques Mariani : «Le suspecter est à tout le moins singulier. Plutôt que de rechercher une culpabilité, j'ai la désagréable impression que les enquêteurs sont dans la construction et dans l'interprétation. Plusieurs procédures sont instrumentalisées, sur fond de rumeurs, pour enfermer Jacques Mariani dans une sphère coupable. Nous utiliserons toutes les voies de droit pour qu'il soit traité de manière objective, dans le respect de la présomption d'innocence.»

80 000 euros par an

Pour autant, la procédure mêlant les affaires d'extorsion et de trafic de drogue, que Libération a pu consulter, n'a rien d'anecdotique. Et le tableau qu'elle brosse des méthodes du grand banditisme insulaire glace le sang. Jacques Mariani est suspecté d'avoir, depuis la prison de Saint-Maur (Indre) où il purgeait une peine de quinze ans de prison pour assassinat, racketté plusieurs entrepreneurs insulaires. Ce qu'il nie farouchement. L'un des chefs d'entreprise, installé dans le nord de l'île, assure qu'entre 2009 et 2013, il a versé «80 000 euros à chaque fin de saison» à un émissaire de Jacques Mariani. Soit 320 000 euros au total, selon la police. Le chef d'entreprise refuse pourtant de déposer plainte. En juin 2017, il est interrogé par un enquêteur de la DRPJ d'Ajaccio sur ce choix. La réponse est hallucinante : «Parce que ce type, si vous regardez sur Internet, il a brûlé vif un type dans un coffre. J'ai d'autres ambitions dans la vie.»

«C'est n'importe quoi», s'insurge Jacques Mariani lors d'une audition. L'homme à la chevelure dégarnie par le temps jure aussi (à qui veut l'entendre) qu'il «ne menace pas les travailleurs». Pas plus qu'il ne dézingue à tout va. Le 29 janvier 2017, une conversation interceptée par la PJ illustre pourtant les dires de l'entrepreneur. Sur la bande, les enquêteurs «reconnaissent formellement» les voix de Jacques Mariani et d'Ange-Marie Michelosi, un proche des frères Guazelli, qui est lui aussi mis en examen dans le dossier stups. Son père, considéré comme l'héritier de Jean-Jé Colonna, a lui aussi été assassiné en juillet 2008.

Sur l'écoute, Jacques Mariani euphémise : «J'ai dit aux condés hein, à ceux qui nous écoutent ou qui nous écoutent pas. Moi, tant qu'il n'y a personne qui vient devant ma porte, ils entendront plus parler de moi !» Puis reprend, à l'adresse de Michelosi : «On est là justement pour rendre à la Corse, plus ou moins, ce que nos pères ont voulu qu'elle soit pendant le temps où ils étaient vivants ! On va essayer, on va essayer, on va pas prendre les calibres et les fusils, on va pas flinguer tout le monde on va juste essayer de rendre la Corse comme elle était ! Bon… après euh on sait pas par où il faudra passer…»