A Paris comme à Marseille, la «vot’action» voulue par l’intersyndicale a débuté cette semaine et dure jusqu’à lundi. Dans les gares du Nord et Saint-Charles, les mêmes scènes, ou presque. Les militants tiennent leurs bureaux là où ils ont pu s’installer sans être expulsés par la direction. Pas d’isoloirs ni de mention «a voté», mais l’espoir d’un raz-de-marée «contre» la réforme, alors que la grève dure maintenant depuis un mois et demi.
Modalités du vote
A la gare Saint-Charles à Marseille, l'urne transparente et soigneusement scotchée a été installée dans le couloir, face à la machine à café du local des contrôleurs. Au total, il y en a sept à Marseille, plus une «volante», qui ont été positionnées depuis ce matin dans des lieux de passage et de travail des cheminots, à la Blancarde et sur des sites administratifs un peu partout dans la ville. Les syndicats locaux ont préféré attendre ce mardi pour lancer la consultation plutôt que lundi, journée de grève et d'action. Le vote n'a démarré que depuis quelques heures et déjà, Yves, délégué CGT et responsable de l'urne des contrôleurs, est plutôt satisfait du turnover. «J'en suis à 115, calcule-t-il. Ça fait déjà pas mal de votants.» Face à lui, sur la table près de l'urne, une pile de bulletins vierges. La question est simple : «Etes-vous pour ou contre le pacte ferroviaire porté par le gouvernement ?» «Lis bien, se marre Yves face à un collègue qui s'empare du bulletin. Certains croyaient que c'était pour ou contre la poursuite de la grève, ils ont failli mettre pour !» Pour cocher la case, les cheminots n'ont pas d'isoloir. « Mais ceux qui veulent s'isoler peuvent aller remplir le papier dans un coin», précise Yves. La plupart s'exécutent devant lui et, sans surprise - les contrôleurs, comme tous les roulants, suivent très largement le mouvement de grève - le «contre la réforme» fait la quasi-unanimité. Le vote effectué, les cheminots remplissent la feuille d'émargement : nom, prénom, service et surtout, le numéro de CP, l'identifiant SNCF reliant chaque agent à sa caisse de prévoyance. Un cheminot déboule dans le bureau, goguenard : «Ma chef ne veut pas voter, elle dit que c'est pas démocratique. C'est Jupiter qui l'a dit !»
Urnes fixes et «volantes»
A Paris, on a misé sur la mobilité : sur les neuf urnes, seules deux sont fixes. Avec le reste des boîtes, les syndicalistes vont à la rencontre des cheminots et discutent avec les non-grévistes pour, peut-être, les inciter à rejoindre le mouvement, explique-t-on. Dans les couloirs de la gare du Nord, des militants se baladent par groupe de trois, urne à la main. Ali, Pascal et Christophe ont déjà fait cinq bureaux en une heure. «On essaye d'aller voir tout le monde, c'est aussi ça, le vote», concède Ali, militant CGT. Les trois militants entrent dans une agence en charge de l'édition des pass Navigo. Quatre des agents en costume de travail acceptent de voter derrière le comptoir. Ici non plus, pas d'isoloir, le vote est visible de tous. Ils font fermer l'agence le temps du scrutin. «On n'attendait pas forcément l'urne mais on en a entendu parler. C'est bien, ce vote, j'espère que ça va faire fermer sa bouche à notre cher président [Guillaume Pépy, ndlr] », dit l'une des cheminotes de l'agence. D'autres concèdent qu'ils n'auraient peut-être pas «eu le réflexe» d'aller voter si l'urne ne s'était pas baladée dans la gare. «C'est vrai qu'on est bien reçu par les cheminots», reconnaît Ali en se dirigeant vers un autre bureau, celui du personnel de l'accueil. Avec ses deux collègues, ils iront visiter tous les locaux de la gare jusqu'à 15 heures. «Même les cadres sont demandeurs, on imagine que c'est pour voter contre», glisse-t-il en souriant.
Ça vote chez les cadres
Muriel et Arnaud se sont installés sur les fauteuils noirs de l'accueil, à l'entrée du siège de la direction régionale de Marseille. Arnaud garde l'urne sur ses genoux : «On fait ce qu'on peut, sourit le jeune homme, agent de maîtrise chez SNCF Réseaux. Dans certaines régions, ils ont dû se mettre dans la rue. Nous, déjà, on a le hall.» Le binôme a installé un coin «isoloir» près de la fontaine à eau. Sur ce site, les cadres sont nombreux, certains préfèrent voter en toute confidentialité… «Ici, il peut y avoir des opinions très tranchées, d'un côté comme de l'autre, relève Muriel, elle-même cadre CGT. Mais j'ai fait le tour ce matin et je n'ai pas senti d'hostilité.» D'ailleurs, la liste des votants est déjà fournie et chaque entrant vient volontiers se prêter à l'exercice. Philippe, du service juridique, veut pouvoir donner son avis. «Pour moi, ça a du sens de venir voter, soutient-il. C'est vrai que la légitimité du vote est à l'Assemblée nationale, mais ce vote-là est tout aussi légitime.» Calixte, qui le suit devant l'urne, voit aussi ce référendum comme un «révélateur» : «Beaucoup de cadres ne font pas grève, ne franchissent pas le pas, explique ce non-syndiqué du service des achats . Je pense que ce vote sera un thermomètre plus fiable que ce qui transparaît dans les 26 % à 27 % de grévistes.» A chaque votant, Muriel remet un tract «spécial cadres» pour les sensibiliser. «Concrètement, on sait que si la réforme se fait, les agents vont être transférés, mais on ne sait pas ce que l'on va faire de l'encadrement s'il n'y a plus personne à encadrer… Les premiers menacés par les suppressions de postes, ce sont eux», détaille la syndicaliste. Une votante s'approche d'elle et lui glisse : «J'ai croisé le DRH, il a dit que lui aussi viendrait voter tout à l'heure !»
Noyau dur à contrecœur
Dans l'enceinte de la gare du Nord, le noyau des grévistes les plus durs, en grève reconductible illimitée, distribue des tracts et échange avec les usagers. «Pas un seul ne nous parle du référendum», assurent les militants, pour qui «ce n'est vraiment pas le sujet en ce moment». Au bout de la voie 36, Pascal et Christophe, militants CGT, sont installés dans le hall de l'antenne «traction» depuis 4 h 30 du matin. Peu après 10 heures, le groupe va finalement à leur rencontre. Ils glissent un bulletin dans l'urne à contrecœur et pestent contre l'initiative. «Mais on est aussi contre la réforme», dit l'un d'eux. Un dilemme donc : «Si on ne vote pas, on risque de laisser plus de place à ceux qui sont pour, c'est toujours pareil.» Ils refusent d'être pris en photo : «Non, pas pendant la "vot'action", la honte», plaisante l'un d'eux. Avant de se risquer à une métaphore : «La "vot'action", c'est comme les images Panini dans le foot. Tu collectionnes les vignettes, mais ça ne change rien au foot.»
Doutes sur la légitimité
A Marseille, le délégué CGT Rémy Hours tient le bureau de vote installé dans un bâtiment administratif, près du quai A de la gare Saint-Charles. Sur sa liste d'émargement, on trouve de tout : «Des cadres, des maîtrises, même un directeur d'établissement, relève-t-il. Les autres directeurs, on a prévu d'aller les voir pour leur demander de voter. S'ils refusent, on considérera leur vote comme nul !» Ici aussi, personne ne veut s'isoler pour remplir son bulletin. Les «contre» se succèdent, jusqu'à un bulletin «pour», glissé discrètement par une agente. «Chacun vote ce qu'il veut, défend Rémy Hours. C'est sûr que si la direction avait accepté d'organiser ce vote, ça aurait peut-être permis à l'opinion publique d'y croire un peu plus. Notre sérieux n'aurait pas été remis en cause.» La meilleure garantie, selon lui, c'est le numéro de caisse de prévoyance qui évite toute confusion. Un cadre vient d'inscrire le sien sur la liste d'émargement. Selon lui, «l'entreprise aurait dû faire comme chez Air France. C'est un signe de doute qu'ils ne l'aient pas fait, ils n'ont peut-être pas confiance dans le résultat…»
Il est presque midi, Rémy Hours incite chacun à faire passer l'info dans les services pour que le nombre de votants soit important. Et s'il ne l'était pas ? «Est-ce qu'on considère qu'Emmanuel Macron, qui n'a fait que 23 % au premier tour de la présidentielle, n'est pas représentatif ? renvoie le syndicaliste. Pourtant, il a été élu, c'est la démocratie et personne ne le remet en cause. La représentativité, c'est aléatoire. Même si on espère que le plus de monde possible se déplacera pour voter.» Les premiers résultats de l'urne déposée dans la matinée à la caisse de prévoyance SNCF sont arrivés : sur 303 votants, on compte 295 contre la réforme, 6 pour et 2 nuls. Sans surprise, pour le délégué CGT.
Comment éviter les doublons ?
Dans les différents bureaux, on parle de ce «numéro de CP», unique pour chaque agent SNCF, comme la garantie d'un vote fiable. A la gare du Nord, un cheminot passe devant un bureau tenu par les militants de la CGT. «Moi, je peux aussi voter à un autre bureau en banlieue. Je vote quand même ici ?» questionne-t-il. «Oui, tu peux voter ici si tu ne l'as pas fait là-bas. Le numéro de CP permettra de contrôler les doublons», lui répond Christophe, un militant. Depuis quatre heures et demie qu'ils tiennent le bureau de vote, plus de 70 personnes sont venues glisser un bulletin.
Mais comment faire pour repérer les doublons ? Les résultats seront-ils rassemblés sur ordinateur puis vérifiés ? «C'est une bonne question…» glisse le militant CGT avant d'imaginer que les organisateurs les vérifieront un par un sur le papier. Et de se raviser : «Je pense en fait qu'ils seront recopiés sur ordinateur, mais je ne suis pas sûr.» A un autre bureau, on ne se fait que peu d'illusions : «Je ne pense pas qu'ils retranscriront les résultats un à un dans un tableau Excel», concède un militant CGT. Les cheminots pourraient donc voter plusieurs fois ? «Oui, c'est ça, il y aura sûrement des doublons», affirme-t-il sans ciller. A Marseille, on promet que les résultats seront retranscrits et contrôlés soigneusement. La CGT-cheminots, responsable du comptage, n'a en revanche pas répondu à nos sollicitations.