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Libération

21 mai : De la sympathie à la sainte trouille…

publié le 20 mai 2018 à 17h06

Cette fois, c'est le grand vertige. La France est arrêtée, il y a plus de 9 millions de grévistes. Partout, les usines et les bureaux sont vides ou bien occupés par les salariés qui font la fête ou refont le monde et leur entreprise jusqu'à perte de vue. Tous les corps de métier, tous les secteurs, toutes les strates de la société sont touchés. L'ordre des médecins, l'ordre des avocats, la Fédération française de football, le Festival de Cannes, les Folies Bergère, l'ENA, l'ORTF sont touchés par le mouvement, autant que la classe ouvrière ou les étudiants. Les gares, les rues, les routes sont silencieuses, partout comités, assemblées générales, forums, réunions analysent, débattent, proposent. Du coup, les acteurs vacillent. La droite, la bourgeoisie se voient à la veille d'une révolution. La sympathie initiale pour les étudiants fait place à la sainte trouille du désordre. André Barjonet, économiste de la CGT, démissionne du syndicat auquel il reproche de ne pas adopter de mot d'ordre révolutionnaire. Sartre est venu la veille à la Sorbonne pour faire l'éloge du mouvement, prôner l'alliance ouvriers-étudiants et refuser les revendications partielles pour évoquer une rupture globale avec «le système».

Deux gaullistes fiévreux, René Capitant et Edgard Pisani, annoncent qu’ils voteront mercredi la censure proposée par l’opposition de gauche. Laquelle demande un changement de gouvernement tandis que le PSU de Michel Rocard juge la situation insurrectionnelle.

Mais ce jour-là, on voit aussi que trois acteurs gardent la tête froide.

Daniel Cohn-Bendit, paradoxalement : dans un entretien avec Sartre, paru dans le Nouvel Observateur, il estime que la situation n'est pas insurrectionnelle. Il y manque l'unité étudiants-ouvriers, une crise économique grave. Tout au plus peut-on aboutir à un changement de gouvernement. Pour le reste, il plaide pour le «changement permanent». La CGT, qui maintient sa ligne revendicative, s'abouche avec la CFDT pour présenter une plateforme commune et se dirige vers une négociation globale avec gouvernement et patronat. Secrètement, Henri Krasucki a rencontré Jacques Chirac dans un jardin public près de Pigalle. Craignant de se faire enlever, le ministre est venu avec un pistolet en poche. On discute d'une sortie de crise, sans conclure. Georges Pompidou, enfin, maintient sa stratégie : attendre, pourvoir à la vie quotidienne, négocier avec les syndicats. Mais un grain de sable, une nouvelle fois, va enrayer la machine de l'apaisement : épuisé, un peu perdu, en décalage avec le discours maximaliste des groupes d'extrême gauche, Daniel Cohn-Bendit a décidé de prendre du champ. Il a été invité en Allemagne et aux Pays-Bas par des camarades contestataires. Il décide de s'y rendre. Comme il est fauché, Paris Match lui paie le voyage en échange de photos. Apprenant cela, quelques excellences du gouvernement demandent s'il ne faut pas se débarrasser du trublion parti à l'étranger en prononçant une interdiction de séjour. Funeste idée…