«Il est parti à l'étranger !» La réaction de Georges Pompidou est limpide. Il est 14 heures à Matignon. Bernard Tricot, le secrétaire général de l'Elysée, vient d'annoncer au Premier ministre que le président de la République a disparu ! Il a reporté le Conseil des ministres au lendemain, il est parti de l'Elysée tôt le matin, il est monté dans un hélicoptère et, au-dessus de la Champagne, l'appareil a plongé pour échapper aux radars. Depuis, rien. Pompidou est à demi-surpris. Un peu plus tôt, le Général l'a appelé, d'un ton lugubre, puis soudain amical, presque tendre, pour lui annoncer qu'il partait se reposer à Colombey. Il a conclu par cet au revoir si peu gaullien ; «Je vous embrasse», laissant au bout du fil un Pompidou éberlué. Alors commencent les vingt-quatre heures les plus folles de Mai 68. De Gaulle disparu, les gaullistes se concertent dans la frénésie. Pour l'après-midi, la CGT a convoqué une manifestation à Paris, avec un seul mot d'ordre : «Gouvernement populaire.» Le PCF a-t-il décidé d'opter pour la ligne révolutionnaire qu'il récusait jusque-là ? Le cortège passera non loin de l'Elysée : coup de force en vue ? Pompidou doit organiser une élection présidentielle, dit l'un. Il faut faire appel à l'armée, dit l'autre. Nous n'échapperons pas à un gouvernement Mendès, pensent les plus pessimistes. Justement, Mendès et Mitterrand se voient avec les chefs de la gauche non communiste. Mitterrand est prêt à prendre la direction d'un gouvernement où le PCF serait représenté. Mendès a derrière lui le PSU, l'Unef et la CFDT, qui veulent une équipe ouverte «au mouvement», avec l'ancien président du Conseil à sa tête. Dans la soirée, Mendès fera même une déclaration en ce sens, comparable à celle de Mitterrand la veille, mais qui passera largement inaperçue. Dès la nouvelle connue, la France se retrouve en plein vertige. Coup d'Etat ? Révolution ? Intervention militaire ? «Gouvernement populaire», combinaison Mendès ou Mitterrand ? Pompidou prend les pleins pouvoirs ? Les hypothèses les plus folles circulent. Le spectre du grand chambardement prend corps, semant la panique dans la classe dirigeante, levant les espoirs les plus fous chez les activistes du mouvement étudiant, et chez une partie des ouvriers. Que fait De Gaulle ce jour-là ? On le sait aujourd'hui. Que pense-t-il ? On en débat encore. Une fois effacés des radars, les deux hélicoptères présidentiels ont fait route vers Baden-Baden, où un Massu ahuri accueille le Général et sa famille. Défaillance du vieux chef décidé à partir ? Ruse de guerre destinée à suspendre le temps et à attirer tous les regards ? Difficile de trancher. De Gaulle a pris ses bagages et a fait prévenir les autorités allemandes qu'il resterait plusieurs jours. Devant Massu, il déroule un discours sinistre sur le thème «tout est foutu». Le militaire se récrie. Il plaide avec fougue pour que le Général reste à son poste et, dans l'immédiat, retourne à Paris affronter la crise. A-t-il retourné le Général, rassuré sur les dispositions de l'armée (qui stationne dans sa majorité en Allemagne) ? Ou bien De Gaulle a-t-il joué la comédie de l'abandon pour mieux tester son interlocuteur ? Les historiens sont encore divisés. Pompidou, Massu, les pompidoliens croient à la crise de découragement. Les gaullistes, mais aussi Jean Lacouture, biographe subtil, en tiennent pour la ruse suprême : De Gaulle s'est évadé de Paris pour le cas où la CGT tenterait le coup de force ; il a appelé sur lui les projecteurs et a effrayé la majorité conservatrice en lui montrant l'abîme. On ne pourra pas trancher : le dialogue De Gaulle-Massu a eu lieu en tête-à-tête. Massu l'a raconté, De Gaulle non. Toujours est-il qu'en fin de journée, le Général repart de Baden et se réfugie à Colombey. Il appelle Pompidou et lui annonce qu'il parlera au pays après le Conseil des ministres. Puis il se met à sa table de travail et tandis que ses adversaires se consultent pour organiser sa succession, il commence à rédiger sa déclaration.
Laurent Joffrin