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Libération
Témoignages

Bac pro : «Les jeunes ne trouvent pas de patron et reviennent dans nos classes»

par Marie Piquemal, Noémie Rousseau et Timothée de Rauglaudre
publié le 28 mai 2018 à 20h46

Laurence Lefebvre-Druelle, professeure à Saint-André-de-Cubzac (Gironde)

«Les jeunes ne trouvent pas de patron et reviennent dans nos classes»

«Valoriser l’apprentissage ? C’est un leurre de croire que cela va tout arranger. C’est très bien pour une partie des jeunes, mais ils ne représentent qu’une minorité. Certains ont à peine 14 ans quand ils arrivent au lycée. Comment voulez-vous qu’une entreprise les prenne en apprentissage ? Déjà, pour décrocher un stage, c’est toute une histoire, alors un contrat en apprentissage… Les entreprises n’en veulent pas. En électricité par exemple, l’une des filières de mon lycée, les artisans sont souvent à leur compte. Ils n’ont pas les moyens ou le temps, de former un apprenti. Quant aux grosses entreprises, elles préfèrent des jeunes matures, souvent en BTS. La plupart des centres de formation d’apprentis autour de chez moi ne font pas le plein, il ne faut pas croire. Les jeunes ne trouvent pas de patron et reviennent dans nos classes à la rentrée. Quand j’entends ce discours valorisant l’apprentissage, j’ai l’impression d’un retour après-guerre, avec cette image du jeune des années 50 et des métiers de l’époque. Mais tout a changé. Les métiers manuels d’aujourd’hui sont hypermécanisés. Il faut conduire des machines, et donc avoir l’âge requis. Pareil pour la mobilité géographique. Au lycée, les élèves n’ont pas le permis, et parfois même pas de scooter… Dans une grande agglomération avec des réseaux de transport, peut-être, mais ce n’est pas le cas partout. C’est celle-là, la réalité de terrain.»

Aurore Lulka, professeure à Louviers (Eure)

«Ces campus de métier ne vont pas attirer les milieux plus favorisés»

«A mon avis, il y aurait surtout besoin d’une meilleure prise en compte du public qu’on accueille. On reçoit majoritairement des élèves issus de catégories socioprofessionnelles défavorisées, avec des parcours personnels et scolaires extrêmement compliqués.

«Ce qui me fait peur, c’est l’inégalité territoriale. Avec les campus d’excellence, si le métier qui les intéresse n’existe demain qu’à l’autre bout de la région, que va-t-il se passer ? Comment s’assurer que les élèves s’engageront dans la voie professionnelle qui leur correspond et non pas simplement dans celle qui est la plus proche de chez eux ?

«Parmi mes élèves, certains ont des parents qui n'ont pas de voiture alors qu'on vit à la campagne. Comment vont-ils faire ? La solution de l'internat [évoquée par le ministre de l'Education nationale lundi matin, ndlr] n'est pas forcément adaptée, une partie des élèves refuse aujourd'hui d'y aller quand cela existe. Je pense que ces campus de métier ne vont pas améliorer l'image du lycée professionnel. Cela ne va pas attirer des élèves de milieux plus favorisés : ceux qui veulent se former professionnellement, sans avoir de difficulté scolaire, préféreront toujours un bac général pour ensuite faire un très bon BTS.

«Je crains aussi que les modules d’aide à la poursuite d’études (en terminale bac pro) se fassent au détriment d’autres heures de cours. On a très peu de moyens. Si on pouvait commencer par faire des petits groupes en anglais, on les préparerait déjà mieux au bac.»

Aurélien Waehren, Professeur à Strasbourg (Bas-Rhin)

«Il faudrait d’abord arrêter de supprimer des postes»

«Déprofessionnaliser la seconde, comme le propose le ministre, me rappelle la création du bac pro gestion-administration : on a fusionné secrétariat et comptabilité, on a ouvert des ­filières un peu partout parce qu’une salle avec 20 ordinateurs, ça coûte moins cher qu’un plateau technique avec des machines… Et c’est devenu la cinquième roue du carrosse de la voie de garage ! Aujourd’hui, un tiers seulement des bacheliers trouvent du boulot et souvent deux voire trois ans après… Mes élèves sont souvent là par défaut, auraient voulu faire coiffure, petite enfance ou esthé­tique mais il n’y avait pas de place. Dans ma filière, ils sont formés comme des ouvriers du tertiaire, des agents tellement polyvalents que le diplôme n’est plus ­reconnu dans les entre­prises. Pour mieux orienter les élèves, il faudrait d’abord arrêter de supprimer des postes de ­conseillers d’orientation-psychologues et de recruter des enseignants contractuels qui vont et viennent dans les établissements. Revaloriser la filière pro est un vieux serpent de mer. Souvent les annonces sont intéressantes et généreuses, mais la mise en œuvre déçoit. J’ai une élève modèle qui ne trouve pas de place en apprentissage chez un fleuriste parce qu’elle est majeure et donc plus chère. Forcément, elle est un peu cabossée par la vie, mais comme la plupart. Selon les années, j’ai entre 50 et 80 % de boursiers. La France d’en bas, c’est ici.»