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Mai 68

Le 29 mai 1968 vu par Benoît Duteurtre : De Gaulle déserte, branle-bas général

Mai 68 raconté par des écrivainsdossier
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En partant secrètement pour Baden-Baden, le quartier général des Forces françaises en Allemagne, le Président donne le sentiment que la situation est devenue incontrôlable. A moins qu’il n’ait été pris d’un doute.
Occupation de L'Odéon, Paris, le 15 mai 1968. (Photo Elie Kagan. Coll. La Contemporaine)
par Benoît Duteurtre, écrivain, essayiste et critique musical
publié le 28 mai 2018 à 17h46
(mis à jour le 28 mai 2018 à 18h55)

Jusqu'au 1er juin, Libération donne quotidiennement carte blanche à des écrivains pour évoquer les événements, les souvenirs, l'héritage ou l'imaginaire de chacun des jours de Mai.

En 1977, j'ai failli me battre avec mon grand-oncle car j'avais qualifié de Gaulle de «fasciste». J'adorais pourtant cet homme, résistant de la première heure, sauf qu'à 17 ans je baignais dans le discours néo-soixante-huitard. Certains camarades étaient trotskistes, d'autres brandissaient des photos de Gardes rouges. Je me voulais, quant à moi, plutôt anarchiste ; mais il était clair que l'armée, le drapeau et ce général disparu quelques années plus tôt, tout cela incarnait le fascisme caché derrière la bourgeoisie pour instaurer une dictature contre laquelle il faudrait mener la révolution…

Pourtant, quand je m'étais lancé dans ma diatribe antigaulliste contre ce vieil oncle maquisard et qu'il avait dressé la main, furieux, puis l'avait laissée retomber dans un geste de fatigue, je m'étais senti honteux, vaguement conscient d'avoir dit une bêtise par provocation. D'où mon embarras de me retrouver en charge du 29 mai 1968… le seul jour où l'on ait pu, effectivement, soupçonner de Gaulle d'être un peu «fasciste» ; puisque ce jour-là, face à la rue qui grondait, il décida de rejoindre le général Massu pour s'assurer du soutien de l'armée. Je dois ajouter, pour préciser «d'où je parle» (comme on disait à l'époque), que mon unique souvenir de Mai 68 (j'avais alors 8 ans) se situe chez mon grand-père, lui-même député gaulliste du Havre. Face à la montée des tensions, puis au jet d'un caillou contre une de ses fenêtres, une voiture de police était chargée de garder sa maison et j'avais fièrement porté aux CRS une tasse de café… J'offre cette anecdote à mes détracteurs qui verront là en germe mon côté indécrottablement réactionnaire - mais je n'avais aucune idée des affaires politiques en cours. Ce bref rapprochement avec les forces de l'ordre n'allait d'ailleurs pas m'empêcher de glisser à l'adolescence dans ce néogauchisme qui découvrait avec un temps de retard les conquêtes de ses aînés : le rock, la drogue, les cheveux longs… Et la conviction que la droite était toujours plus ou moins fasciste.

Mais considérons plutôt les faits. Ce mercredi 29 mai, alors que la contestation s'amplifie, le Président annule le Conseil des ministres et quitte la capitale en hélicoptère. Officiellement, il veut prendre du recul dans sa maison de Colombey (Haute-Marne). En réalité, l'appareil le conduit d'abord à Baden-Baden, siège des forces françaises en Allemagne sous les ordres du général Massu. Pendant quelques heures, celui-ci se voit promu au rang de confident et de conseiller. Quelques années plus tôt, le chef de la France libre lui avait lancé son fameux : «Alors Massu, toujours aussi con ?» Le contexte est désormais très différent car de Gaulle, depuis plusieurs jours, connaît un véritable coup de blues. Les événements lui échappent, et ses plus proches collaborateurs - à commencer par Pompidou, Premier ministre - semblent douter de lui. La dépression, les insomnies ont même conduit le Général à mettre sa famille à l'abri. Est-ce une nouvelle «fuite à Varennes», comme on le dira parfois ? A cet instant, quoi qu'il en soit, de Gaulle éprouve le besoin de retrouver ceux qu'il connaît le mieux : les soldats. Et c'est auprès d'eux, et peut-être en partie sous leur influence, qu'il va recouvrer sa remarquable intelligence politique et transformer la fuite piteuse en volte-face triomphale.

On a beaucoup écrit sur cette journée du 29 mai, sur la fidélité des militaires prêts à lancer les chars, voire sur les assurances que le Général aurait alors reçues de Moscou, selon lesquelles le Parti communiste et la CGT ne soutiendraient pas une révolution - quand de Gaulle apparaissait comme un rempart à la domination américaine sur l'Europe. Il est intéressant, aussi, de comparer ce soulèvement à ceux de 1830 ou de 1848 : autant d'émeutes parisiennes qui, chaque fois, se conclurent par la chute du pouvoir et un changement de régime… Tandis que les événements de 1968, seuls, aboutiront à un renforcement du pouvoir sans aucune intervention militaire. Car si le passage à Baden-Baden éveille les fantasmes de répression, les faits vont plutôt confirmer cette phrase emblématique prononcée dix ans plus tôt : «Pourquoi voulez-vous qu'à 67 ans je commence une carrière de dictateur ?» De Gaulle ne le fera pas davantage à 77 ans. Requinqué par son conciliabule entre militaires, il lui suffira de regagner Paris, le lendemain, puis de prononcer un discours annonçant la dissolution de l'Assemblée et son intention de rester aux affaires. Cet acte d'énergie ranimera ses partisans anesthésiés : ceux qui, depuis 1940 et 1958, se rassemblent autour des slogans de grandeur et d'indépendance de la France, quand la jeunesse affirme ses désirs de liberté et de modernité…

Un an plus tard, la démission du fondateur de la Ve République (départ volontaire, comme toujours) soulignera qu'il avait conscience d'avoir perdu. Du moins aura-t-il emporté tactiquement cette dernière bataille avec la contre-manifestation du 30 mai et le retournement de situation aboutissant au raz-de-marée électoral du mois de juin.

Mon antigaullisme d’adolescent n’allait guère durer. Au fil des saisons, sur fond de musique new wave, j’allais oublier les slogans révolutionnaires de nos aînés. Les crises et les paillettes des années 80 prêteraient à mes 20 ans une absence de foi résolue dans les grandes causes. Ma génération naviguerait dans un certain décalage entre l’arrogance des aînés soixante-huitards brodant leur légende d’enfants gâtés et l’incessant recyclage des mêmes clichés gauchistes par les plus jeunes… Comme mon grand-oncle, j’ai fini par préférer la singularité gaulliste. J’admire ce héros d’un monde finissant et ses positions d’une paradoxale actualité, quand il entendait affirmer la singularité française ou affranchir l’Europe des sirènes de Washington comme de celles de Moscou. Dans ce contexte, le bivouac à Baden-Baden du vieux héros qui voit son royaume s’écrouler, avant de reprendre une dernière fois la main, possède une indéniable puissance romanesque.

Pour rester dans la légende, j'ajouterai cependant cette autre hypothèse dont j'ai imaginé la suite dans le Retour du Général. Arrivé en hélicoptère à Baden-Baden, ce 29 mai, de Gaulle s'est immédiatement rendu au laboratoire de la base militaire qui abritait un projet secret : un appareil mis au point pour la congélation et la conservation des corps (thème popularisé l'année suivante par le film Hibernatus). Malheureusement, comme lui ont expliqué les polytechniciens responsables du programme, la technique de cryogénisation n'était pas encore au point. De Gaulle n'a donc pu accomplir son plan : se faire congeler, laisser la chienlit se répandre, puis revenir un jour pour restaurer, une fois encore, la grandeur de la France. Contrarié par ce délai technique, le Général a dû regagner Paris et reprendre provisoirement la situation en main. Il attendra encore trois anspour se faire congeler… Préparant ce grand retour qui ne saurait désormais tarder.

Né en 1960, Benoît Duteurtre est écrivain, essayiste et critique musical. Il est auteur notamment de: le Retour du Général (Fayard et Folio). Dernier ouvrage paru : la Mort de Fernand Osché, Fayard, 2018.

Mercredi, le 30 mai vu par Agnès Mathieu-Daudé

29 mai : les vingt-quatre heures les plus folles de Mai 68

«Il est parti à l'étranger !» La réaction de Georges Pompidou est limpide. Il est 14 heures à Matignon. Bernard Tricot, le secrétaire général de l'Elysée, vient d'annoncer au Premier ministre que le président de la République a disparu ! Il a reporté le Conseil des ministres au lendemain, il est parti de l'Elysée tôt le matin, il est monté dans un hélicoptère et, au-dessus de la Champagne, l'appareil a plongé pour échapper aux radars. Depuis, rien. Pompidou est à demi-surpris. Un peu plus tôt, le Général l'a appelé, d'un ton lugubre, puis soudain amical, presque tendre, pour lui annoncer qu'il partait se reposer à Colombey. Il a conclu par cet au revoir si peu gaullien ; «Je vous embrasse», laissant au bout du fil un Pompidou éberlué. Alors commencent les vingt-quatre heures les plus folles de Mai 68. De Gaulle disparu, les gaullistes se concertent dans la frénésie. Pour l'après-midi, la CGT a convoqué une manifestation à Paris, avec un seul mot d'ordre : «Gouvernement populaire.» Le PCF a-t-il décidé d'opter pour la ligne révolutionnaire qu'il récusait jusque-là ? Le cortège passera non loin de l'Elysée : coup de force en vue ? Pompidou doit organiser une élection présidentielle, dit l'un. Il faut faire appel à l'armée, dit l'autre. Nous n'échapperons pas à un gouvernement Mendès, pensent les plus pessimistes. Justement, Mendès et Mitterrand se voient avec les chefs de la gauche non communiste. Mitterrand est prêt à prendre la direction d'un gouvernement où le PCF serait représenté. Mendès a derrière lui le PSU, l'Unef et la CFDT, qui veulent une équipe ouverte «au mouvement», avec l'ancien président du Conseil à sa tête. Dans la soirée, Mendès fera même une déclaration en ce sens, comparable à celle de Mitterrand la veille, mais qui passera largement inaperçue. Dès la nouvelle connue, la France se retrouve en plein vertige. Coup d'Etat ? Révolution ? Intervention militaire ? «Gouvernement populaire», combinaison Mendès ou Mitterrand ? Pompidou prend les pleins pouvoirs ? Les hypothèses les plus folles circulent. Le spectre du grand chambardement prend corps, semant la panique dans la classe dirigeante, levant les espoirs les plus fous chez les activistes du mouvement étudiant, et chez une partie des ouvriers. Que fait De Gaulle ce jour-là ? On le sait aujourd'hui. Que pense-t-il ? On en débat encore. Une fois effacés des radars, les deux hélicoptères présidentiels ont fait route vers Baden-Baden, où un Massu ahuri accueille le Général et sa famille. Défaillance du vieux chef décidé à partir ? Ruse de guerre destinée à suspendre le temps et à attirer tous les regards ? Difficile de trancher. De Gaulle a pris ses bagages et a fait prévenir les autorités allemandes qu'il resterait plusieurs jours. Devant Massu, il déroule un discours sinistre sur le thème «tout est foutu». Le militaire se récrie. Il plaide avec fougue pour que le Général reste à son poste et, dans l'immédiat, retourne à Paris affronter la crise. A-t-il retourné le Général, rassuré sur les dispositions de l'armée (qui stationne dans sa majorité en Allemagne) ? Ou bien De Gaulle a-t-il joué la comédie de l'abandon pour mieux tester son interlocuteur ? Les historiens sont encore divisés. Pompidou, Massu, les pompidoliens croient à la crise de découragement. Les gaullistes, mais aussi Jean Lacouture, biographe subtil, en tiennent pour la ruse suprême : De Gaulle s'est évadé de Paris pour le cas où la CGT tenterait le coup de force ; il a appelé sur lui les projecteurs et a effrayé la majorité conservatrice en lui montrant l'abîme. On ne pourra pas trancher : le dialogue De Gaulle-Massu a eu lieu en tête-à-tête. Massu l'a raconté, De Gaulle non. Toujours est-il qu'en fin de journée, le Général repart de Baden et se réfugie à Colombey. Il appelle Pompidou et lui annonce qu'il parlera au pays après le Conseil des ministres. Puis il se met à sa table de travail et tandis que ses adversaires se consultent pour organiser sa succession, il commence à rédiger sa déclaration.

Laurent Joffrin