Le reflux commence. Lentement, à regret, mais il commence. L'Unef a beau manifester à Paris aux cris de «Elections, trahison !», le calcul de Pompidou se vérifie. Après le discours tranchant du Général le 30 mai, les Français ratifient le choix du gouvernement : on ira voter. Ce seront «les élections de la peur», où la droite progresse moins qu'on ne l'a dit en voix mais rafle la mise grâce au scrutin majoritaire. Les gaullistes se retrouveront en force à l'Assemblée, portés par la grande trouille des possédants. Le week-end suivant, l'essence revient dans les pompes et le rituel de la migration hebdomadaire reprend comme auparavant, symbolisant le retour à la normale. Le ministère de l'Education annonce des modalités assouplies pour le passage du bac. La droite moquera ce «diplôme au rabais». Trente ans plus tard, une étude très sérieuse montrera qu'il n'en est rien : les bacheliers de 68, en moyenne, connaîtront une vie professionnelle plutôt meilleure que les autres promotions… Tout au long du mois de juin, le gouvernement et le patronat éteignent les incendies en négociant secteur par secteur. Il faudra plus d'un mois pour que le travail reprenne partout en France. Curiosité qui en dit long sur l'impact du mouvement dans tous les milieux : l'ENA et les Folies-Bergère seront les dernières à reprendre le travail. La classe ouvrière a vu s'ouvrir une brèche dans l'ordre des usines. Elle rechigne à abandonner ses espérances. Paradoxalement, la violence devient plus meurtrière, comme un ciel de traîne après la tempête. A Flins, le lycéen, Gilles Tautin, poursuivi et poussé par les CRS, se noie dans la Seine. A Sochaux, deux ouvriers sont tués, dont un par balles. La reprise a lieu dans la douleur, consentie par les syndicats, qui appellent les uns après les autres à la reprise du travail, mais souvent imposée par l'intervention musclée de la police. A l'ORTF, la grève débouche sur un licenciement massif. Expert en médias, le Général a tenu personnellement à sanctionner ceux qui l'ont lâché au plus fort de la crise, en ayant le front d'exiger l'indépendance de l'information publique. La télévision restera l'instrument du pouvoir pour de longues années. Le mouvement étudiant désavoué par l'opinion se débat sans but précis, enferré dans sa dénonciation stérile des élections. Les groupes révolutionnaires, soudain renforcés par le mouvement, commencent leur saga, qui va occuper la scène politique pendant une décennie, jusqu'à la victoire de Mitterrand, en 1981, qui sacre le grand perdant de Mai 68. Réunissant autour de lui au terme d'une bataille politique opiniâtre les protagonistes opposés des événements, le PCF et le PSU, la CGT et la CFDT, les caciques de l'ancienne SFIO et les militants de Mai, il adopte un mot d'ordre directement issu de la révolte, «changer la vie», et fait revenir au pouvoir, après vingt ans de traversée du désert, une gauche provisoirement unie. Né dans le drame et le rêve, l'esprit de Mai se diffuse partout dans la société, des usines aux bureaux, à l'école et à l'université. Le «dialogue» et la contestation de l'autorité se développent partout. La génération des baby-boomers a trouvé son événement fondateur et la droite conservatrice son épouvantail. Cinquante ans plus tard, souverainistes et identitaires clament pour la énième fois qu'il faut «en finir avec Mai 68». En vain : interrogés par plusieurs instituts, les Français jugent à plus des deux tiers que la révolte a été, somme toute, un «événement positif» pour la société française.
1er juin : «changer la vie» un slogan toujours actif
par Laurent Joffrin
publié le 31 mai 2018 à 20h16
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