Le 31 mai : De Gaulle a parlé. Ses partisans ont défilé en masse le 30 à Paris. D’autres cortèges de soutien se forment en province. Mai 68 s’achève mais on ne le sait pas encore. A droite, on respire. Le Général, quand même. Il s’est réinstallé à l’Elysée pour dix ans. La rue est persuadée du contraire. Juin 68 commence. L’utopie ne va pas se coucher comme cela. On a changé d’époque. Le capitalisme a vécu.
Georges Pompidou est pressé d’en finir avec les trublions. Il a passé dix jours en mai en Iran et en Afghanistan. Ils se modernisent, ces pays. Leurs dirigeants souhaitent ardemment un rapprochement avec la France. On va coopérer de plus en plus avec eux, au plan culturel - car le français et la culture française les passionnent - et bien sûr au plan industriel : on va les aider à détecter et à extraire des ressources minières encore inexplorées. Que des millions d’Iraniens et d’Afghans voient l’occidentalisation d’un très mauvais œil, qui le sait ? Qui en tient compte ?
Depuis le début de l’année, le gouvernement tchécoslovaque essaie de concilier les libertés fondamentales avec le communisme. L’Europe de l’Ouest considère avec bienveillance cette tentative de «socialisme à visage humain», mais elle ne mise pas gros sur son succès. Brejnev vient de réunir à Dresde l’ensemble des pays frères : la Tchécoslovaquie est sommée de rentrer dans le rang. Le PCF se fait remarquer par son silence. Le gouvernement français regarde ailleurs. La ligne est déjà connue : quand les Soviétiques remettront de l’ordre à Prague, «bien entendu nous ne ferons rien». L’ours soviétique est chez lui à l’Est, on ne va pas lui marcher sur les pieds.
Après deux ans de révolution culturelle, la Chine est à deux doigts de la guerre civile. Mao a repris la main. Ceux des hiérarques communistes qui s’opposaient à lui sont férocement éliminés. La contre-terreur suit la terreur. Les Gardes rouges sont mis au pas à leur tour et envoyés apprendre à vivre aux champs.
Les maoïstes français sont les plus radicaux et les mieux organisés parmi les gauchistes en France. Ils jugent le mouvement étudiant petit-bourgeois, voire manipulé. Ils n'ont pas la même distance critique avec la révolution culturelle chinoise, qu'ils tiennent pour un modèle de politique léniniste. Alberto Moravia a rapporté d'un voyage en Chine deux cents pages enthousiastes, la Révolution culturelle de Mao. La Quinzaine littéraire demande au sinologue Lucien Bianco de rendre compte de sa traduction en français mais, trouvant son article trop dur, elle refuse de le publier. L'ORTF en grève s'est rebaptisée «Radio-Pékin». Pendant ce temps-là, un historien de l'art et sinologue qui vit à Hongkong voit les cadavres mutilés des victimes de la révolution arriver par centaines sur les plages de la colonie, vomis par les fleuves chinois dans la mer de Chine. Il abandonne pour un temps ses recherches sur la peinture chinoise et puise dans les lettres hebdomadaires d'un jésuite épluchant tout ce qui s'écrit en Chine - les China News Analysis du père Lazlo Ladany - la substance de ces Habits neufs du président Mao qui le rendront célèbre sous son pseudonyme de Simon Leys. (A la sortie du livre le Monde le traitera de «"China Watcher" travaillant avec les méthodes américaines» et exécutera un livre «comportant des erreurs et des faits incontrôlables en provenance de la colonie britannique»).
A Paris, les moineaux sont tout chose. Ils ont vécu un mois de mai épuisant. Eux qui, depuis des lustres, se rassemblent en grandes nappes pépiantes sur leurs placettes favorites, ils ne retrouvent plus leurs marques. Mais le sort des oiseaux, de la planète et du vivant en général, c’est le cadet des soucis des manifestants, des CRS et de la totalité des Français.
Alexandre Vialatte a du mal à boucler ses fins de mois. Ses romans ne se vendent pas. Qui lit ses chroniques dans la Montagne ? Cette année 1968, il a accepté d'en donner aussi aux Arts ménagers, un mensuel de bon ton pour femmes au foyer. Ces douze chroniques (1) sont ce qui s'est écrit de plus brillant et de plus déjanté dans la presse en 68. Qui les a découpées ?
Albert Cohen éprouve une espèce de vertige. Ce septuagénaire dépressif a l'impression d'être maudit, du moins que son immense Geste des Juifs est maudite. En 1968, cela fait quarante ans qu'il y travaille. L'éditeur, la NRF, a obtenu à deux reprises d'en publier des morceaux, disparates et déroutants, en 1930 (Solal), puis en 1938 (Mangeclous) - le contrat avait quand même été signé en 1922. Cohen a dû remanier le reste, revoir son plan. Entre 38 et 68, il a dicté à peu près dix mille pages, dont il n'a gardé qu'un dixième, qu'il a remanié, poli, enrichi. En 67, il en a enfin terminé. Mais Gallimard a pris peur en voyant que le manuscrit faisait mille cinq cents pages et décidé d'en retirer les chapitres qui ont trait, non pas à Solal, à sa Belle et à leur passion mais aux oncles, les Valeureux. Ce qui va paraître en 68 est à nouveau un fragment du tout, dont l'auteur doute maintenant qu'il soit jamais publié dans son intégralité. Le titre choisi est Belle du seigneur. Et voilà que tout vacille en France : il n'y a plus d'essence, le papier n'arrive plus à l'imprimeur, ni les livres aux libraires, d'ailleurs les lecteurs ne font plus qu'écouter la radio. Belle du seigneur sortira finalement en juin, dans l'indifférence générale. Quel intérêt, les vaticinations d'un vieux sceptique sur l'étiolement d'une passion sans entrave ? Il faudra attendre l'automne pour qu'un critique en parle. De tous les romans parus en 68, ce pavé radicalement à contre-courant sera le plus vendu. Il va pulvériser les records de vente dans la collection «Blanche» chez Gallimard.
Des affres d’aujourd’hui - la montée en puissance des pétromonarchies depuis le choc pétrolier des années 70, le jihad islamiste, le terrorisme un peu partout dans le monde, le chômage de masse, l’intégration des immigrés, le réchauffement climatique et les menaces sur la vie humaine, le délitement de l’Empire communiste et les crispations de la Russie, les ambitions de la Chine depuis qu’elle a intégré le capitalisme, l’indestructibilité du machisme -, aucune n’a compté en mai 1968.
(1) L'Oiseau du mois, Le Dilettante.
Née en 1950, Laurence Cossé est romancière, grand prix de littérature de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre (2015). Dernier ouvrage paru : Un canapé sur le trottoir Salvator, 2018.