Danielle Tartakowsky est historienne. Spécialiste des mouvements sociaux, elle a été présidente de l’Université Paris-VIII entre 2012 et 2016.
Les mouvements du printemps (SNCF, Parcoursup, Fête à Macron…) n’ont pas réussi à faire plier le gouvernement. Est-ce que ça sert encore à quelque chose de manifester ?
Entre 1984 et 1995, pendant toute une décennie, des mobilisations sont venues à bout de lois, de projets de lois, de ministres, et parfois de gouvernements. Il faut y ajouter les manifestations contre le CPE [contrat première embauche, ndlr] en 2006, qui constituent un point de référence pour dire qu'une «loi votée peut être retirée». La manifestation de rue s'est mise à fonctionner comme une forme de référendum d'initiative populaire qu'aucun texte ne serait venu sanctionner.
Depuis 1995, voire 2006 avec le CPE, ce qui était apparu comme une mutation de la manifestation et un élément de la contre-démocratie n'a plus fonctionné. D'où la très grande incompréhension des manifestants syndicaux lors de la réforme des retraites [sous Sarkozy, en 2010], au moment de la loi El Khomri [sous Hollande, en 2016], de la loi Pénicaud [sous Macron, en 2017] et des réformes en cours actuellement : ils réussissent à mobiliser, mais ne parviennent pas à faire reculer l'exécutif. Même espoirs déçus à droite au moment de la Manif pour tous, contre le mariage et l'adoption par les couples homosexuels : «On n'a jamais été aussi nombreux, ça aurait dû fonctionner…»
On a beaucoup parlé d’une potentielle «convergence des luttes». Elle n’est jamais venue. Pourquoi ?
Le terme «convergence» est assez intéressant parce qu’il traduit un malaise. Ça veut dire que chacun est sur ses positions à lui : «Marcher côte à côte et frapper ensemble», pour reprendre de très vieilles formules. Mais ça ne fonctionne pas comme ça. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas de luttes, même si elles n’ont pas abouti au retrait du «pacte ferroviaire». Il y a une forte conflictualité mais juste de petits points marqués sur des questions qui sont spécifiques à chacun. Historiquement, ce qui a permis l’existence de mouvements globalisés qui l’emportaient sur des revendications globales, c’était l’inscription des mobilisations dans des perspectives stratégiques à plus ou moins long terme. En France, on a affaire à un syndicalisme qui s’est constitué sur des bases éminemment politiques : du syndicalisme révolutionnaire en passant par le programme commun de gouvernement ou par l’autogestion.
Une période si longue sans mouvement social qui parvient à faire retirer une loi, est-ce inédit dans l’histoire selon vous ?
Il faudrait inverser la question et observer les mouvements qui l’ont emporté. Après le tournant des années 70, le choc pétrolier et lorsque le libéralisme commence à se mettre en place avec une certaine force en France comme ailleurs, il y a cette séquence de dix ans qui démarre, avec notamment la défense de l’école libre en 1984 et un point d’orgue en 1995 avec la grande grève de la SNCF. Là, des forces mobilisées parviennent à faire retirer des lois ou des projets de loi. Ainsi Juppé doit céder et abandonner son projet de restructuration de l’entreprise ferroviaire. Depuis, l’adversaire en a pris de la graine. Des réformes constitutionnelles sont venues renforcer le poids de l’exécutif : il n’y a, par exemple, plus de gouvernement de cohabitation. Autant de failles qui ne peuvent plus être saisies par les forces en lutte. On vit dans un pays qui a été marqué par des révolutions. On a toujours tendance à considérer que lorsque le peuple est en marche, il est invincible. En réalité, les séquences qui sont venues à bout de certaines réformes sont assez limitées. Mais c’est vrai qu’elles sont grossies par notre imaginaire.
Quel a été l’élément de rupture ?
L'élément de rupture, c'est Raffarin en 2003, lorsqu'il dit «ce n'est pas la rue qui gouverne». Il ne suffit évidemment pas de le dire pour que ça fonctionne, mais il faut se rappeler qu'en 2003, il y a déjà eu les réformes constitutionnelles dont je parlais : le remplacement du septennat par le quinquennat et l'inversion du calendrier qui permet au gouvernement de lever l'hypothèque de la cohabitation. Et, dans le même temps, le gouvernement essaye de lever l'hypothèque de ce qu'a été pendant dix ans le mouvement social, en décidant de tenir face aux manifestations hostiles aux réformes.
Pourquoi la mobilisation de 2006 a permis de faire retirer le CPE dans ce cas ?
On sait très bien que lorsque les étudiants et les lycéens se mobilisent, c’est toujours plus dur pour un gouvernement de tenir que quand ce sont les autres qui défilent. Sans compter qu’en 2006, il y a des luttes dans le gouvernement entre Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin. Ces divisions internes à la majorité constituent bien sûr un élément qui permet à des forces en lutte de l’emporter en jouant les contradictions au sein de l’exécutif. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
La cohérence et l’intransigeance du gouvernement Philippe et du président Macron sont donc des éléments qui ont joué en leur faveur ?
Ça l'est, évidemment. Mais n'oublions pas que depuis 2003, aucune manifestation, CPE exceptée, ne l'a emportée. Bien que certaines manifestations contre les retraites ou contre la loi El Khomri aient été très fortes. Quand Raffarin dit que «ce n'est pas la rue qui gouverne», à l'époque je me dis qu'il vit dangereusement, que c'est provocateur. Ça l'était évidemment, ça a immédiatement fait monter le nombre de manifestants. Comme Macron aujourd'hui lorsqu'il affirme qu'il tiendra coûte que coûte. Il s'agit de casser l'instrument. Il y a la volonté de mettre à mal ce qu'il reste des corps intermédiaires, y compris les syndicats. Ce qui peut être une stratégie extrêmement dangereuse, parce qu'elle laisse la place à des formes radicalisées. La violence, c'est ce qui vient en dernière analyse lorsqu'il n'y a plus rien d'autre.
On constate justement l’existence d’autres mouvements, comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Et certains sont parfois radicaux, comme les Black Blocs de la manifestation du 1er mai. Est-ce vers cela que l’on se dirige ?
Dans la mesure où il y a une très grande difficulté à mettre en forme des stratégies politiques et de transformation par rapport au rouleau compresseur libéral dominant, ça débouche nécessairement sur des formes de radicalisation. Je ne sais pas si on s’y dirige, mais on est dans une conjoncture qui favorise ces expressions radicalisées.