Menu
Libération
Interview

Tariq Ramadan et ses aides de clan

Accusé par trois fois de viols, le théologien suisse est entendu par les juges pour la première fois ce mardi. Isolé, il garde pourtant le soutien indéfectible de sa famille.
Maryam Ramadan, le 29 mai à Paris. (Photo Edouard Caupeil)
publié le 4 juin 2018 à 20h06

Mis à part les cohortes de trolls sévissant sur les réseaux sociaux, Tariq Ramadan, sous le coup de trois plaintes pour viols et auditionné ce mardi pour la première fois par les juges d’instruction, paraît désormais bien seul face à son destin. Depuis que ses plus fidèles lieutenants ont pris connaissance de ses frasques extraconjugales, le cercle de ses soutiens s’est considérablement rétréci, se limitant presque au périmètre familial.

Un clan, les Ramadan ? Oui, soudé hic et nunc afin d'obtenir la levée de la détention provisoire du théologien suisse. Un clan avec des secrets plus ou moins bien gardés. L'histoire commence à la fin des années 20, en Egypte. L'instituteur Hassan el-Banna y crée la confrérie des Frères musulmans, un des supports de l'islam politique qui va infuser dans le monde arabo-musulman. Son secrétaire personnel, Saïd Ramadan, épouse sa fille aînée, Wafa. Au cours des années 50, le régime nassérien pourchasse la confrérie et, en 1958, Saïd Ramadan et sa famille s'installent en Suisse, sur les bords du lac Léman. C'est là que naît Tariq, en 1962, le cadet d'une fratrie de six enfants.

Dans ces années-là, Saïd Ramadan ouvre, avec l’appui des Saoudiens, le Centre islamique de Genève, premier point d’attache des Frères musulmans en Europe. Très investi dans la cause palestinienne, le gendre de Hassan el-Banna traîne aussi derrière lui une réputation sulfureuse, due à une vie privée mouvementée. Mort en 1995, il finit ses jours seul dans un petit studio à Genève. En pleine guerre froide, il a été proche, selon plusieurs enquêtes journalistiques, de services occidentaux de renseignement, notamment américains.

Dans la fratrie Ramadan, ce sont Tariq et Hani, né en 1959, d'abord professeurs de français dans des établissements scolaires genevois, qui ont repris le flambeau du père en diffusant à leur tour la pensée frériste en Europe occidentale. Leur frère aîné, Aymen, est quant à lui un neurochirurgien à la renommée internationale. «Les Ramadan, c'est une véritable entreprise familiale», estime le politologue Haoues Seniguer, spécialiste de l'islam. La famille est ainsi propriétaire du Centre islamique de Genève, où les frères Ramadan sont connus.

Ils vont par la suite beaucoup œuvrer en France, pays qui compte l’une des plus importantes populations musulmanes en Europe. Plus fondamentaliste que Tariq, Hani est le premier à se faire connaître dans le pays, au cours des années 90, notamment dans la région lyonnaise à travers les réseaux de l’Union des jeunes musulmans (UJM). Tariq, plus charismatique, va finalement supplanter son aîné et s’affirmer comme le vrai leader, en parvenant à rassembler autour de lui des franges importantes de jeunes musulmans français issus de l’immigration. Depuis le milieu des années 2000, Tariq Ramadan et sa famille partagent leur vie entre le Royaume-Uni (le théologien ayant un poste à Oxford), la Suisse et le Qatar. Marié à une Franco-Suisse convertie à l’islam, le prédicateur est le père de quatre enfants, dont l’un est chirurgien au Royaume-Uni.

«On traite mon père comme s’il était déjà condamné»

Dans un entretien exclusif, Maryam Ramadan, pour qui l’innocence du prédicateur ne fait pas de doute, dénonce sans surprise un «lynchage médiatique».

Maryam Ramadan vit habituellement au Qatar. Mais depuis le placement en détention provisoire de Tariq Ramadan, début février, la fille aînée du théologien suisse, père de quatre enfants, s'est installée en région parisienne «pour être proche de lui», dit-elle à Libération, qui l'a rencontrée le 29 mai. Et pour soutenir sa mère, Iman, avec qui elle se rend trois fois par semaine à la prison de Fresnes (Val-de-Marne) où Tariq Ramadan est incarcéré. Féministe autoproclamée au profil de mipsterz (contraction de «muslim» et «hipster»), elle est très investie dans la campagne de soutien à son père sur les réseaux sociaux. Maryam Ramadan est aussi très virulente contre la presse, qui ne serait pas, dit-elle, «équitable» : «Il y a eu un lynchage médiatique à l'égard de mon père.» Pour la première fois, elle a accepté de donner une interview à un média français.

Les proches de Tariq Ramadan et vous-même critiquez vivement la justice française. Que lui reprochez-vous ?

J’ai beaucoup de questions sur la manière dont est pris en compte le cas de mon père. L’enquête de la police judiciaire a été uniquement menée à charge et les juges ne retiennent pas les éléments à décharge qui sont apparus très clairement. Il a été considéré coupable dès le début. De plus, l’accès à son dossier lui a été refusé par la justice, de même pour une nouvelle expertise médicale. Il n’a pas accès au courrier depuis le 26 février. Comment ne pas y voir un acharnement ou l’existence de préjugés ?

Le considérez-vous comme un détenu politique ?

Oui. Mon père influe dans les débats sur l’islam dit de France et son absence se ressent. Mais surtout, les investigations en cours montrent qu’il y a de plus en plus d’éléments à décharge. Il y a des incohérences et des contradictions dans le récit des trois plaignantes. Devant les juges, Henda Ayari change de date et de lieu du soi-disant viol. C’est quand même gros ! Pourquoi les juges ne se posent-ils pas des questions et pourquoi refusent-ils nos demandes de remise en liberté ?

Pensez-vous que l’administration pénitentiaire maltraite votre père ?

Je ne dis pas cela. Mais mon père est à l’isolement. Chaque jour, il passe en moyenne vingt-trois heures seul dans sa cellule. On nous a dit que c’était d’un commun accord. Mais quand nous l’avons rencontré, il nous a dit qu’il n’avait jamais demandé l’isolement total. N’est-ce pas une sorte de torture psychologique ? On le traite comme s’il était déjà condamné. En fait, il ne reçoit pas les soins dont il a besoin. Son état de santé se dégrade, je le constate depuis que je lui rends visite. Et pour la première fois de sa vie, il n’est pas en état de faire le ramadan. Il a des maux de tête terribles, des problèmes de concentration, des crampes dans les mains qui l’empêchent d’écrire. Comment peut-il préparer sa défense dans ces conditions ? C’est très inquiétant. Il doit être remis en liberté. Nous avons proposé la remise de son passeport, le versement d’une caution, le port d’un bracelet électronique. Sans succès.

S’il est remis en liberté, n’y a-t-il aucun risque de fuite à l’étranger ?

Bien sûr que non ! La fuite serait un aveu de culpabilité de sa part et serait en totale contradiction avec le fait qu’il se soit rendu, de son plein gré, à la convocation de la police. C’est une personnalité internationalement connue, où voulez-vous qu’il s’enfuie ? Contrairement à ce que racontent les médias, mon père n’a jamais eu la nationalité égyptienne. Il n’a que la nationalité suisse. On a d’ailleurs dit qu’il pourrait se réfugier en Suisse. Mais une plainte a aussi été déposée contre lui là-bas, cela n’a pas de sens.

Selon vous, les quatre plaignantes, en France et en Suisse, mentent ?

Oui, mais je voudrais dire que mon soutien à mon père n’est ni aveugle ni naïf. J’ai vécu pendant une trentaine d’années avec lui et les contradictions des plaignantes me confortent dans ma conviction.

Pourquoi, alors, ces femmes ont-elles porté plainte ?

Je ne sais pas. Il faut leur demander.

Est-ce que vous doutez parfois ?

De mon père, non. De la justice, oui.

Et s’il était avéré que Tariq Ramadan avait bien agressé sexuellement une femme, que diriez-vous à celle-ci ?

Je ne l’imagine pas ! Sachez que dans ma famille, on m’a toujours appris à être du côté des opprimés, des victimes. A ce jour, la seule vraie victime est mon père, car c’est lui qui est en prison pendant que ses accusatrices font les plateaux de télévision et les émissions de radio.

Quelle est votre opinion sur la campagne #MeToo ?

Je la soutiens. Je me bats pour le droit des femmes. Mais si des femmes instrumentalisent ce mouvement, portant des accusations non fondées, cela va desservir la cause. C’est la parole des vraies victimes qui sera remise en question. Je perçois un climat étrange. Parce qu’on douterait de la parole de certaines femmes, on remettrait en cause le mouvement. C’est très problématique.

L’affaire a révélé que votre père menait vraisemblablement une double vie. N’est-ce pas en contradiction avec ce qu’il prônait devant ses auditoires ?

Il serait en «contradiction» si cela était prouvé mais ce n'est pas le cas aujourd'hui, même si la presse tente d'anticiper les faits. Personne n'est en droit de faire un procès en moralité. Mélanger l'aspect moral et l'aspect judiciaire est très problématique. Aujourd'hui, mon père est accusé et emprisonné pour des crimes qu'il nie catégoriquement. C'est ce seul plan judiciaire qui doit nous importer.

Certes, mais c’est un leader politico-religieux très écouté. L’opinion a le droit de s’interroger…

Notre problème à nous, sa famille, c’est le respect de la présomption d’innocence. Depuis le début, mon père nie les faits qui lui sont reprochés. Nous ne souhaitons pas que les gens se déterminent pour savoir s’il est coupable ou non. C’est à la justice de trancher cela ; c’est elle qui décidera. Nous, nous demandons, je le répète, le respect de la présomption d’innocence et que son état de santé soit pris en compte.