Menu
Libération
Reportage

Samedi, Nice a renoué avec le feu d'artifice

Cette première depuis l'attentat du 14 juillet 2016 sur la promenade des Anglais a eu lieu sur le port. Entre émotion, volonté de tourner la page, et pour certains impossibilité d'y parvenir.
Le feu d'artifice tiré à Nice le 9 juin 2018, premier feu depuis l'attentat terroriste du 14 juillet 2016. (Photo Yann COATSALIOU / AFP)
par Mathilde Frénois, Correspondante à Nice
publié le 10 juin 2018 à 13h22

Patricia cale ses lunettes de soleil sur ses cheveux blonds. Puis laisse refléter dans ses yeux les étincelles du feu d'artifice. Des chandelles qui montent vers les étoiles avant de retomber dans la mer. «Au fond de moi, j'avais une petite appréhension. Mais notre présence ce soir est importante. Elle est le moyen de rendre hommage et de dire que la vie continue». Samedi soir au port de Nice, c'est la première fois que Patricia assiste à un feu d'artifice depuis le 14 juillet 2016. Ce jour-là, après le retentissement des dernières fusées au-dessus de la promenade des Anglais, le camion de Mohamed Lahouaiej Bouhlel a croisé son chemin. Les roues sont «passées à dix mètres» de cette Niçoise. Elle a survécu à l'attaque terroriste qui a fait 86 morts et plus de 300 blessés. Il aura fallu deux ans à Patricia pour retourner dans un événement festif. Autant de temps à la ville de Nice pour dissocier le feu d'artifice du massacre du 14 juillet.

«Il faut que tout le monde revive normalement, estime son mari Jean-Philippe. On a des enfants et des petits-enfants. On ne peut pas les priver de cette fête». Le couple s'est adossé à un pilier en pierre face au port. «La ville doit arriver à penser à autre chose qu'aux terroristes, poursuit-il. La vie continue. Si on ressasse sans arrêt et on stoppe tous les événements, ils auront gagné».

Plus près de l'eau, Marie a sorti son téléphone. Elle immortalise le spectacle pyrotechnique : «En regardant, je pense aux victimes et au traumatisme des Niçois. Dans notre entourage, on a tous des proches qui ont été touchés». Marie est venue sur le port avec quatre amis. «On a été meurtris, dit-elle. Mais il faut tourner la page». Une fanfare investit les quais. Des enfants dansent et leurs parents ont pris un verre.

Face à eux, le port de Nice s'embrase. Des fusées bleues, vertes, jaunes, rouges et blanches se reflètent dans la Méditerranée. Juste avant le bouquet final, des cœurs retombent vers les Niçois et les touristes. Une scénographie imaginée par l'artificier Mathieu Barrès. «J'ai regroupé la même équipe qui était présente le 14 juillet 2016 pour essayer de tourner la page, de boucler l'histoire, dit-il. On a essayé de faire passer la joie et l'amour pour ré-attacher les feux à l'émotion et non à l'image d'un drame».

Hypersensibilité

Laisser de côté cette «image», faire la fête et s'amuser dans l'insouciance. C'est encore trop tôt pour Julie. Alors âgée de 13 ans, elle se trouvait sur la promenade des Anglais le 14 juillet 2016 : «Je suis allée voir le feu d'artifice. J'ai pris le risque une fois, je ne le prendrai pas une deuxième fois. C'est encore trop frais. Je n'en profiterais pas». Samedi soir, Julie a entendu résonner au loin le feu d'artifice. Elle n'est pas sortie de chez elle.

«Nice a besoin de passer à autre chose et de retourner dans une dimension sociale et festive avec des événements. Mais, pour les personnes impactées, cela réactive la violence. La fête est devenue synonyme de massacre, explique Dominique Szepielak, psychologue et responsable du pôle psychologie de l'Association française des victimes de terrorisme. Ces personnes ont développé une hypersensibilité, une hypervigilance. Les feux d'artifice peuvent réveiller des souvenirs et réactiver des traumatismes». C'est ce qu'Anne Murris veut éviter. Cette Niçoise a perdu sa fille de 27 ans, Camille, dans l'attentat. Ce samedi soir, elle est partie «dîner à l'extérieur» avant de «revenir tard» à Nice. Elle explique : «Il est difficile d'entendre le feu d'artifice. Ces bruits et ces lumières viennent raviver des angoisses chez nous. C'est une solution d'évitement».

Sur le port, les fusées se sont arrêtées de siffler. Le ciel est redevenu noir. Et Patricia n'a pas remis ses lunettes de soleil devant ses yeux : «Ce soir, c'était un moment de joie, de spectacle et d'amusement, dit-elle. Ça me rassure. Ça, ça n'a pas changé». Mais le feu d'artifice n'a pas encore eu lieu sur la promenade des Anglais, qui reste en hommage aux victimes sanctuarisée le 14 juillet, jusqu'en 2019.