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Libération

Lafarge en Syrie : l’ex-responsable sûreté de l’usine charge sa direction

«Libération» révèle le contenu des auditions par les douaniers de Jacob Waerness, chargé à l’époque de la sécurité de l’usine de Jalabiya. Le cimentier est accusé de financement du terrorisme.
publié le 15 juin 2018 à 21h06

Ce coup-là, Jacob Waerness ne l'avait pas prévu. Paisiblement installé dans un vol Zurich-Paris le 2 mai, l'ex-responsable sûreté de l'usine syrienne du cimentier Lafarge ne sait pas qu'à l'aéroport Charles-de-Gaulle, douaniers et policiers s'apprêtent à le cueillir. Voilà des mois que les enquêteurs s'intéressent à ce mystérieux personnage, au cœur des soupçons de financement du terrorisme qui pèsent sur la multinationale française. Averti de l'atterrissage imminent de Waerness grâce au dispositif PNR (Passenger Name Record), le comité d'accueil se positionne au terminal F, à la sortie de la passerelle de débarquement. Lorsqu'il met le pied sur le sol français, à 22 h 20, le Norvégien, résident suisse, est placé en garde à vue.

Visages. Recruté comme «gestionnaire des risques» par Lafarge à l'été 2011, Jacob Waerness était chargé d'assurer la sûreté des salariés à l'usine de Jalabiya, qu'il quitte à la fin de l'année 2013. Mais les trois magistrats français le suspectent d'avoir aussi, à ce titre, contribué à tisser des relations économiques entre la multinationale et des groupes armés, notamment terroristes. A l'issue de deux nuits de garde à vue, Waerness a été mis en examen pour financement du terrorisme comme six autres cadres de Lafarge. L'épisode lui a coûté son poste au sein d'une fondation basée à Genève, le Centre pour le contrôle démocratique des forces armées (DCAF). Dans ses auditions, que révèle Libération, le Norvégien charge ses anciens supérieurs, et assure avoir alerté sur l'urgence de fermer l'usine avant de quitter la Syrie.

«J'ai longtemps eu l'espoir de recevoir des instructions de Paris me disant que j'avais fait de bonnes choses mais qu'il fallait arrêter l'usine. Ce n'est pas arrivé, se désole Jacob Waerness. La Syrie glissait vers la guerre. Nous avons donné des conseils aux employés de ne pas bouger dans la nuit.» L'ancien «gestionnaire des risques» parle alors d'une situation qui n'était plus «stable et durable» avec des «groupes comme Isis [l'Etat islamique, ndlr]». Selon lui, si le cimentier s'est acharné à maintenir l'activité, c'était «une question d'économie à long terme» : «Si nous laissions l'usine, elle aurait pu être pillée, volée ou démantelée. C'était un lourd investissement, c'était le point le plus important : rester là pour maintenir les biens.» Quitte à enrichir des groupes armés dont Daech ? «C'était impossible de pouvoir continuer sans avoir de lien direct ou indirect avec un groupe terroriste. […] Ce fut alors pour moi un soulagement de finir mon contrat. […] L'aspect industriel l'emportait toujours», tranche Waerness. Ahmad Jaloudi, un ancien militaire jordanien, le remplace sur le terrain à l'automne 2013, au moment où les relations économiques entre Lafarge et l'Etat islamique s'intensifient.

Waerness, ou l'homme aux mille visages. Ex-agent des services secrets norvégien, le quadragénaire a roulé sa bosse au Moyen-Orient. Il a ses habitudes au Caire et au Yémen, où il a étudié l'arabe, mais aussi à Paris, en tant qu'ancien élève de l'école HEC. Polyglotte - il parle anglais, arabe, norvégien et se débrouille en français - Waerness est embauché par Lafarge en septembre 2011. «Professionnellement, c'était une expérience énorme. Notamment pour une négociation de kidnapping, c'était unique», s'extasie-t-il lors de sa garde à vue. Son premier poste le mène à l'usine de Jalabiya. Deux ans plus tard, le cimentier le rapatrie en Suisse, et lui confie un rôle au sein du développement des affaires avec les pays arabes et l'Afrique. Il est finalement licencié en mars 2016. Un timing troublant : les premières révélations sur le scandale Lafarge dans la presse syrienne datent d'un mois plus tôt. A l'été, Waerness publie dans un livre sa version de son aventure syrienne. Une traduction de l'ouvrage a d'ailleurs été jointe à la plainte déposée par l'ONG Sherpa, qui contribua à lancer l'affaire.

Pied. Après l'ouverture de l'enquête judiciaire en France sur les activités du cimentier en Syrie, Jacob Waerness n'a pas manifesté un grand intérêt pour les appels du pied des douaniers. Ces derniers, qui voulaient dans un premier temps l'auditionner en tant que témoin, ont constaté sa mauvaise volonté. «A la proposition de se voir à la frontière franco-suisse, […] M. Waerness a décliné […] et nous a indiqué qu'il préférait que nous fassions le déplacement en Suisse», écrivaient-ils sur procès-verbal il y a plus d'un an. «J'ai dit que j'étais prêt à venir à Paris, mais pas prêt à payer l'hôtel et le billet d'avion, je ne voulais pas financer votre processus», se défend l'ancien policier des services de renseignement norvégien.

Les douaniers relèvent le contraste avec l'énergie de Jacob Waerness pour faire la promotion de son livre. Alors qu'il snobe les enquêteurs, il multiplie les rencontres avec les journalistes, notamment en France. «Pour quelles raisons paradez-vous lors de certaines de ces interviews ?» taclent les douaniers revanchards lors de la garde à vue. Jacob Waerness se défend mollement : «Je ne me vois pas comme ça. Le but, c'était de raconter une histoire grave et sur laquelle j'ai une expérience.»