Peut-on mener une expérience urbaine dans le quartier le plus conservateur de Paris ? Dans ce VIIe arrondissement, qui a voté à 59% pour la droite aux dernières municipales et qui est, de surcroît, l'un des deux secteurs sauvegardés de la capitale, c'est osé. Et ouvrir un passage public, là où habituellement les portes cochères ferment les cours au regard des passants, l'est encore davantage. Peut-être parce qu'il est familier des projets immobiliers pour beaux quartiers, le promoteur Emerige a bousculé cet univers feutré pour y créer Beaupassage. Soit, comme son nom l'indique, un chemin. Il traverse trois cours pour rejoindre trois rues, boulevard Raspail, rues du Bac et de Grenelle. «Un raccourci», comme résume le paysagiste de l'opération, Michel Desvigne, qui ajoute : «Là où l'on tournait autour du pâté de maisons, on va pouvoir rentrer.» L'opération ouvrira au public le 25 août.
Mais dans le VIIe pas plus qu'ailleurs, on ne taille un raccourci à la serpe. On prend son temps. En 2010, Emerige achète le 14, boulevard Raspail au diocèse de Paris, qui possède de beaux restes patrimoniaux dans le secteur. «Nous pensions y faire notre siège, raconte le président du promoteur, Laurent Dumas. Mais quelque temps plus tard, voilà que le garage Renault juste à côté est à vendre.» En l'achetant, Emerige se retrouve propriétaire d'un drôle d'assortiment : une chapelle et un ancien couvent du XVIIe siècle, un garage en étages des années 60, un passage sous un immeuble 1930 de Henri Sauvage et trois cours. Les relier et créer un passage à ciel ouvert s'impose. C'était l'occasion de «redonner un nouvel endroit aux Parisiens», raconte Laurent Dumas. A condition d'avoir les moyens de le leur offrir.
Laboratoire
Dans les projets immobiliers privés, les professionnels évitent généralement les expériences de laboratoire à hauts risques financiers. On fait ce qu'on sait faire. Soit, bien souvent, démolir le vieux et construire le neuf. Avec le garage, Emerige tente autre chose : il transforme les étages de cet édifice de brique et métal en logements, de grand luxe il faut bien le dire (20 000 euros le mètre carré), bien que le programme global comporte aussi 10 logements sociaux. Le risque financier est mesuré : il ne reste que deux appartements à vendre, affirme le promoteur. Il n'empêche que cette transformation n'est pas l'habitude : une exposition au Pavillon de l'Arsenal montre actuellement que le sort habituel des garages est d'être mis par terre. Franklin Azzi, l'un des architectes de l'opération avec Frédéric Bourstin, s'émerveille qu'«au cœur du VIIe arrondissement, on puisse voir des bâtiments en brique comme à Amsterdam ou New York. C'est rarissime». Le travail qu'ils ont fait avec le paysagiste Michel Desvigne sur l'espace public est remarquable, élégant et méticuleux. Respectueux de l'existant, ce qui n'est pas toujours le cas.
Mais l'expérience de laboratoire se trouve également dans le volet commercial de l'opération. «Dès le début, nous avons eu l'idée qu'il faudrait un thème», raconte Laurent Dumas. Ce sera la bonne chère, les bons produits, la gourmandise. Et pas avec n'importe qui. Yannick Alléno, Anne-Sophie Pic, Thierry Marx, Olivier Bellin – 16 étoiles Michelin à eux tous selon les calculs de nos spécialistes – ont chacun loué l'un des magasins, avec une vente sur place ou à emporter. Ils ouvrent boutique à Beaupassage, avec une «offre signature», comme dit Laurent Dumas mais «accessible à tous». Par exemple, le fish'n'chips de Bellin, 11 euros dans la barquette. Thierry Marx crée là sa deuxième boulangerie, Pierre Hermé son énième point de vente et on pourra acheter la viande de Polmard, sixième génération d'éleveurs, quatrième de bouchers, une rareté. De fait, pour exploiter sans trop de risque cette forme de galerie commerciale, il fallait une affiche archi haut de gamme. Laurent Dumas : «Ce n'est pas arrivé en signant un bail sur un coin de bureau. Il a fallu convaincre tous ces artistes artisans, ce n'était pas simple pour eux de nous faire confiance.» Le promoteur salue «le courage de tous».
40 millions d’euros de travaux
Certes, Emerige implante aussi un Carrefour City, «dans un très bel espace parce que ces lieux doivent fonctionner avec une locomotive», explique Laurent Dumas, qui a sûrement signé avant le mauvais buzz autour de l'enseigne. Cette dernière a annoncé simultanément un plan social, la fermeture de plus de 200 magasins et une rémunération outrageusement élevée pour son ancien dirigeant Georges Plassat.
Globalement, Beaupassage est un investissement de 40 millions d'euros de travaux, auxquels s'ajoutent les sommes dépensées par les preneurs des boutiques. Aménager un restaurant, c'est dépenser 7 000 euros le mètre carré (contre environ 2 500 euros pour la même surface de logement). Dans l'esprit de ses créateurs, la galerie doit devenir «une destination» et attirer les touristes. Et si les boutiques peinaient à faire leur chiffre d'affaires, si l'un des preneurs venait à mettre la clé sous la porte, Beaupassage deviendrait-il un de ces ratages commerciaux comme on en a vu dans Paris ? Laurent Dumas : «S'ils partent, ils doivent trouver un successeur. C'est dans le contrat.» L'expérience de laboratoire a ses limites.