Menu
Libération
Récit

SNCF : une dernière grève avant la gueule de bois

Après trois mois de mouvement social contre la réforme ferroviaire, votée le 13 juin par le Parlement, les cheminots entament ce mercredi leur ultime mobilisation unitaire. Sans être parvenus à infléchir le projet du gouvernement.
Manifestation de cheminots devant le conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur, le 13 avril à Marseille.  (Photo Patrick Gherdoussi)
publié le 26 juin 2018 à 20h36

Après l'ivresse de la mobilisation, le dur réveil et le retour au quotidien. Après 18 séquences d'arrêt de travail par intermittence, réparties sur trois mois, l'avant-dernière et 35e journée de grève qui débute ce mercredi a un goût particulier. «Celui de la défaite, il faut le reconnaître», glisse un cheminot gréviste, déçu. Le paradoxe est bien là : ce mouvement aura été le plus long qu'ait connu l'entreprise publique depuis des décennies. Même en 1995, les arrêts de travail avaient cessé au bout de vingt-huit jours. En revanche, les acquis sont modestes et l'amertume, perceptible. «On a l'impression d'avoir perdu, c'est très compliqué», lâche Farid, militant SUD rail. En ce qui le concerne, le calcul est simple : 1 500 euros brut en moins sur ses salaires cumulés, «alors que la réforme est toujours là». «Certains d'entre nous, même les plus fervents, sont déjà partis en vacances. Ils étaient dépités», dit un autre cheminot.

«Attaques»

Et pour cause : à quelques nuances près, la réforme ferroviaire voulue par le gouvernement est sur les rails. A commencer par la réorganisation de la SNCF en société anonyme, définitivement votée par le Parlement le 13 juin, tout comme la fin du statut des cheminots pour les nouveaux embauchés. Idem pour l’ouverture à la concurrence, dont les premiers effets devraient se faire sentir dès le début de l’année 2020. Certes, quelques aménagements ont été obtenus au Sénat. La plupart des cheminots transférés vers un autre transporteur ferroviaire, lorsqu’un marché aura été perdu par la SNCF, le seront sur la base du volontariat. Ils auront également un droit de retour au bercail au bout de trois ans, au cas où l’expérience tourne au vinaigre. Enfin, une partie de la dette - 35 milliards d’euros sur 55,4 milliards au total - sera reprise par l’Etat. Un allégement toutefois incontournable, puisque la transformation de la SNCF en société anonyme de droit privé lui interdira, à l’avenir, de supporter un endettement supérieur à plus d’une dizaine de milliards. Ces «acquis» sont toutefois le minimum que pouvaient espérer les organisations syndicales. Et ils s’inscrivent sans doute dans la marge de manœuvre prévue par le gouvernement.

Les représentants des cheminots pourront au moins se consoler sur l'autel de l'unité syndicale. Contre bien des attentes, le front CGT, Unsa, SUD rail et CFDT, composé de deux sensibilités bien différentes, aura tenu jusqu'au 28 juin. En face, l'exécutif et la direction de la SNCF misaient sur une sortie rapide du conflit des syndicats dits réformistes, l'Unsa et la CFDT. Ils sont finalement restés jusqu'au bout : «Les attaques étaient tellement franches, sur le statut notamment, qu'on ne pouvait pas rester en retrait», analyse le secrétaire général de l'Unsa, Roger Dillenseger. Ce dernier refuse en revanche de parler de défaite en rase campagne : «Le mouvement va peser sur les négociations collectives et il a fait sensiblement évoluer le projet de loi.» Après le vote de la réforme ferroviaire par le Parlement, une nouvelle séquence s'ouvre. Celle de la rédaction d'une convention collective pour l'ensemble des salariés qui seront embauchés, tant à la SNCF que dans les entreprises concurrentes du secteur. Les négociations sont appelées à durer dix-huit mois.

Calinothérapie

Mais dans l'immédiat, l'ambiance risque d'être plombée chez les 150 000 cheminots, aussi bien dans les bureaux des cadres du siège social que dans les gares, les rames ou les ateliers de maintenance. «La gueule de bois va être sévère», prédit Michel, cadre sur le réseau Ile-de-France. Et le premier à en faire les frais pourrait d'ailleurs être le numéro 1 de l'entreprise, Guillaume Pepy. Son image comme sa légitimité semblaient jusqu'à présent inoxydables. Depuis le mois d'avril, le vent a tourné. Les cadres comme la base lui reprochent un excès de zèle dans le service après-vente de la réforme voulue par le gouvernement. «Il aurait mieux fait de privilégier les clients dans son discours plutôt que la justification du texte de loi», estime, un peu déçu, le responsable d'une direction régionale. A l'issue de la consultation lancée par les cheminots, la CGT et SUD ont même réclamé son départ à mots non couverts.

Au-delà de la fonction du PDG, c'est toute l'action de la direction qui risque d'être grippée. D'autant que quelques dossiers sensibles, comme les pertes récurrentes du fret (lire encadré), peuvent raviver la confrontation. Or l'entreprise a plus que jamais besoin de sérénité. Dans moins de dix-huit mois seront lancés les premiers appels d'offres pour l'ouverture à la concurrence des lignes régionales. Si la SNCF veut limiter la casse, elle devra être en mesure de présenter des offres qui tiennent la dragée haute aux opérateurs privés qui piaffent d'impatience, comme Transdev (filiale de la caisse des dépôts) ou Trenitalia.

Consciente du risque de défiance, la direction de la SNCF prévoit de se lancer dans une grande opération de calinothérapie. A la rentrée, un séminaire réunissant les 700 principaux cadres sera organisé pour «libérer la parole» et permettre à ces chefs de file de transmettre des messages rassurants à leurs troupes. Le budget formation devrait être dopé et des fonds débloqués pour rafraîchir les locaux des cheminots, dans les gares ou dans les foyers qui abritent les «roulants» lors de leurs déplacements.

En attendant, le revers subi par les cheminots en dépit de leur mobilisation n'est pas une bonne nouvelle pour les autres mouvements en cours ou à venir. En avril, des fonctionnaires des hôpitaux et des universités s'étaient greffés aux manifestations avec cette revendication : «Si les cheminots perdent, on sera les prochains.» Alors qu'approche la fin du mouvement à la SNCF, une infirmière syndiquée confirme ce constat pessimiste : «Ça craint pour nous. Quand on devra se mettre en grève, on nous dira que ça ne sert à rien si les cheminots n'ont rien obtenu.»