On est le 20 juin. Alors que Libération se fabrique, l'équipe découvre une double page de pub : siglée Benetton, elle consiste en une photo de migrants sur l'Aquarius, un des bateaux qui sillonnent la Méditerranée pour porter secours à ceux qui tentent la traversée sur des rafiots. Gilets orange sur peaux noires, le cliché a de la gueule, est à la fois beau et signifiant, fort dans le fond comme la forme. «Drame», «tragédie» et «compassion» clignotent dans les cerveaux dès le premier regard. «Grosse gêne», aussi. Car malgré l'absence de slogan, on est en présence d'une pub. En clair : la marque italienne fait de la com, sa com, avec le drame des migrants.
La provoc est de fait habituelle de la part d'Oliviero Toscani, compagnon de route de Benetton au long cours. Un prêtre embrassant une nonne, un malade du sida agonisant, une anorexique nue... A chaque fois, Toscani a renvoyé l'argument de l'engagement, de la dénonciation d'un fait de société insupportable. Toscani se présente en aiguillon qui empêche de tourner en rond, qui envoie des images choc pour créer l'électrochoc. Ses détracteurs objectent qu'il surfe sur une actualité brûlante pour que Benetton existe médiatiquement, pour faire le buzz.
Indécent opportunisme
Libération a décidé de ne pas passer la pub Benetton. Le lendemain, un déferlement de critiques tombait sur la pub. SOS Méditerranée, l'ONG qui affrète l'Aquarius, précisait se «dissocier entièrement de cette campagne», avec ce rappel à l'ordre (moral) : «La dignité des survivants doit être respectée en toutes circonstances. La tragédie humaine qui se déroule en Méditerranée ne doit jamais être utilisée à des fins commerciales.» C'est cela, précisément, qui dérange dans la démarche d'Oliviero Toscani : l'utilisation d'images coups de poing avec un argument moral – la dénonciation d'une situation ou la compassion pour des souffrances. Comme si Benetton faisait juste son devoir de citoyen vigilant et non de la com ; du social et non du business. D'où le soupçon de cynisme, d'indécent opportunisme.
Benetton fait polémique en utilisant des photos de migrants rescapés de l'Aquarius pour une campagne https://t.co/ljj5b6MD4F pic.twitter.com/q8QDKD30di
— Les Inrockuptibles (@lesinrocks) June 23, 2018
Mais de fait, l’esthétisation de thématiques sensibles n’a rien de neuf, notamment dans la mode : défilé «Clochards» de John Galliano chez Dior en 2000, défilé «Between» (avec des femmes nues ou en burqa) de Hussein Chalayan en 1998, collection «du scandale» d’Yves Saint Laurent (qui évoquait, en 1971, l'Occupation), coiffes indiennes lors d’un défilé Victoria's Secret en 2012 (éreinté pour «réappropriation culturelle »)... et ces temps-ci, certaines propositions qui jouent sur le côté récup-fripes, comme celle de Demna Gvasalia, peuvent suggérer une «esthétique SDF».
Regards affûtés
Alors, évidemment, il ne s’agit pas de censurer la mode, de la cantonner au «superficiel», de circonscrire les créativités. On a juste envie de dire à Toscani, Benetton et autres, qu’on n’est plus dans les années 80-90 et le règne de la provoc à pleins tuyaux. Depuis, via le numérique et les réseaux sociaux, la photographie s’est démocratisée et les regards se sont affûtés. Le grand public sait à la fois mieux produire lui-même du cliché et mieux le décrypter. Et mieux rejeter ceux qu’on voudrait lui vendre alors qu’il avait décidé, intuitivement, de les sanctuariser. Sachant qu'il est aussi plus conscient, et défiant, des ressorts du marketing. Au minimum, un message clair d'engagement et l'adhésion de SOS Méditerranée auraient été nécessaires pour justifier la démarche.