Sa dernière intervention dans les médias, Philippe Aghion s'en souvient comme d'un moment désagréable. Que sa note critique au Président sur le déséquilibre de sa politique économique, corédigée avec Jean Pisani-Ferry et Philippe Martin, se retrouve en une du Monde n'était «pas planifié», assure le professeur au Collège de France. «On l'aurait écrite autrement», ajoute-t-il mécontent des «trucs déformés» qu'en ont rapporté les médias. Rien que d'y penser, son torse balance d'avant en arrière sur sa chaise. «C'était terriblement frustrant», soupire-t-il pendant que ses mains pétrissent un peu plus fort le haut de ses cuisses.
La parole, l'économiste phare de la gauche libérale ne se gêne pas d'ordinaire pour la prendre. «Aghion cherche toujours à captiver son auditoire», salue l'ancien directeur de l'OFCE Jean-Paul Fitoussi, resté son ami malgré leurs différences de vues.«Dans ses conférences, il y arrive de deux façons : par le contenu mais aussi en créant ce suspens : "Quand va-t-il tomber de l'estrade ?"» C'est que le chercheur ne tient pas en place. Son corps comme ses idées s'accommodent d'un coq-à-l'âne permanent, rebaptisé «disruption» par ses soins. «Un Jackson Pollock de l'économie», s'était enthousiasmé un économiste catalan : «Aghion, il arrive devant une toile blanche, il saute dans tous les sens, il met de la couleur partout, vous ne comprenez rien, et à la fin, c'est très beau !»
Ce que voudrait Aghion ? «Que la social-démocratie fonctionne en France.» C'est dire si le normalien a fait du chemin. A 17 ans, le même ne jurait que par le PCF. Engagé au point de songer en devenir un permanent. «La rupture de l'Union de la gauche en 1978 m'a fait changer d'avis», confie le chercheur. L'échec manifeste de l'expérience soviétique le désarçonne. Mais le communisme est une histoire de famille. Celle du cousin de son père Henri Curiel, marxiste et anticolonialiste, pour lequel Aghion réclame la pose d'une plaque, rue Rollin, lieu de son assassinat à Paris. Celle de son père, Raymond, rejeton d'une riche famille juive d'Alexandrie, qui puise dans les thèses marxistes l'énergie de rompre en 1945 avec un ordre social égyptien marqué par des inégalités extrêmes. La galerie d'art qu'il ouvre boulevard Saint-Germain devient un lieu de rendez-vous des surréalistes. «Enfant, j'ai passé des vacances dans la maison de Tzara à Trégastel», raconte Aghion. Qui ajoute : «Je me souviens d'Aragon arpentant la galerie, de son ami Roberto Matta aussi.»
Côté maternel, même karma. Si sa mère, Gaby, fondatrice de la marque de prêt-à-porter de luxe Chloé, prend l'affaire avec plus de légèreté, «tous ses frères étaient communistes», dit en souriant le grand affectif toujours «habité par la notion de justice sociale». «Depuis mes années au PCF, je n'ai pas changé d'un iota là-dessus. Seuls les moyens pour y arriver sont différents. J'ai compris l'importance du marché et de l'innovation pour la croissance économique.» Même à 27 ans, le cordon n'est pas facile à couper. Il faut l'intervention d'un de ses professeurs pour convaincre Gaby que le déjà docteur en économie doit rallier Harvard : «Il a dit à ma mère : "Philippe est un embryon de chercheur. Son grand problème, c'est vous. J'ai l'intention de mettre un océan entre vous deux."»
«La recherche, c'est ma vie, ma passion», s'excuse presque Aghion. «J'y pense sans cesse. Les vacances, ça n'a pas vraiment de sens pour moi. Ou seulement trois jours par-ci par-là, pour faire des randonnées en montagne.» Les Etats Unis deviennent son eldorado. L'étudiant, qui en France avait «raté beaucoup de concours», surperforme. Il y rencontre surtout une autre tête pensante déracinée, Peter Howitt. S'inspirant des idées émises par l'Autrichien Schumpeter, le Français et le Canadien révolutionnent l'approche de la croissance. A ces travaux, Aghion doit aujourd'hui d'être classé à la 24e place au palmarès RePec des économistes qui comptent. Philippe Aghion a la gloire mais le mal du pays le ronge. «Je ne me suis jamais senti américain», confie celui qui, en 2015, rejoint le Collège de France par «peur de rater le dernier métro» : «Chez moi, c'est ici. Participer au débat politico-économique a été ma façon de garder le contact.»
Entre Philippe Aghion et Emmanuel Macron, la complicité remonte à 2007, à cette commission Attali chargée par Nicolas Sarkozy de libérer la croissance. Philippe Aghion en est un membre éminent, Emmanuel Macron le rapporteur. «On passait notre vie ensemble», se souvient l'alors professeur de Harvard. A discuter dans le pied-à-terre qu'il conserve à Paris ou dans les cafés de la rue Saint-André-des-Arts. «Il était avide d'apprendre, et je lui expliquais les nouvelles théories économiques. Lui me parlait de philosophie et me demandait des conseils de carrière, c'est drôle…» François Hollande en piste pour 2012, les deux hommes renouent pour fonder le groupe de la Rotonde chargé de nourrir le programme économique du candidat. «Hollande n'a pas vraiment tenu compte de nos idées, regrette Aghion. Il pensait que la croissance, ça revient comme les vagues, comme le vent qui vient de l'Ouest, quelles que soient les hausses d'impôts. La veille d'un déjeuner à l'Elysée, Macron m'a encouragé à lui dire qu'il faisait erreur.» Le chercheur s'y emploie plus tard à sa façon, dans un livre intitulé Changer de modèle.
Quand le jeune ministre de Bercy entre en lice pour la présidentielle, Aghion est à ses côtés. Que le candidat puise sans retenue dans ses travaux sur l'innovation, l'éducation, la flexisécurité, la mobilité sociale et la réforme de l'Etat n'est pas pour lui déplaire… L'espace d'une campagne, le chantre de la «croissance inclusive» croit son rêve à portée de main. Son actuelle protestation est un peu celle de l'auteur qui craint de voir son œuvre dévoyée. A n'appliquer qu'une partie de ses recommandations, le chef de l'Etat risque d'en trahir l'esprit. «Macron sait que je suis son ami, que je veux être utile et que je ne brigue absolument rien, corrige Aghion. Moi, ce qui m'intéresse, c'est le pouvoir des idées, pas le pouvoir tout court.»
Depuis son élection, le professeur n'a croisé le Président qu'une fois, en juillet 2017, lors d'un dîner. Tout au plus échangent-ils des SMS de loin en loin. Cet éloignement «n'empêche pas de dormir» celui qui déteste les ronds de jambe. Entre ses projets au Collège de France, ses cours à la London School of Economics et ses séminaires à Harvard, le sexagénaire divorcé et père de deux jeunes adultes n'a pas une minute à lui. Son ambition se moque de l'Elysée : «L'important, c'est de passer le test darwinien. Que pour les générations futures, dans la façon d'appréhender la croissance, il y ait un avant et un après Aghion.» Cet espoir-là du moins reste entier : «Je fais déjà des petits enfants. Il y a des jeunes chercheurs qui citent des chercheurs qui me citent.» A chacun sa consécration.
1956 Naissance à Paris.
1984 Etudiant à Harvard.
1998 Endogenous Growth Theory, co-écrit avec Peter Howitt.
2002 Enseignant à Harvard.
2015 Collège de France.
Juin 2018 Note à Emmanuel Macron.