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Libération
Edito

Acharné

Claude Lanzmann dans son bureau, entouré de ses livres et photos, à Paris en février 2009.  (Photo Paolo Verzone . Agence VU)
publié le 5 juillet 2018 à 19h56

Claude Lanzmann arrive dans un dîner, l'œil ironique, avançant comme le pilier de rugby dont il avait la carrure : «Je n'accepterai rien d'autre qu'une admiration inconditionnelle.» Demi-plaisanterie : il cultivait une forme d'orgueil tempérée par l'humour. Libé avait loué Shoah à sa sortie. Lanzmann était devenu ami du journal. Exigeante amitié : à intervalles réguliers, sa voix traînante retentissait dans le téléphone : «Shoah est projeté demain à Limoges, (à Londres, à Valparaiso…), c'est un événement, il faut que vous en parliez !» Pour le film, comme pour les Temps modernes, Claude Lanzmann était prêt à se changer en attaché de presse insistant, quémandeur, infatigable. Irritant ? Pas vraiment : luttant avec ses petits moyens pour une œuvre immense, Lanzmann avait raison. C'était un têtu, un acharné, un obsessionnel. Et sans ces défauts, point de création.

Film à nul autre pareil, ni fiction ni documentaire, mais monument, Shoah explore - «comme un maniaque», disait-il - la machinerie nazie, dont la vérité se trouve, d'abord, dans les détails. Evénement, donc, parce qu'il rejette toutes les règles : plus de neuf heures sans une image d'archives, sans un commentaire, avec ces longs plans sur les lieux mêmes, où l'on ne voit que le vent, le ciel serein, la terre refermée, ces voix d'outre-mort, ces survivants en larmes, ces bourreaux piégés. Dans la longue histoire du génocide, Shoah est une borne décisive, qui rend leur réalité aux victimes et aux bourreaux leur folie minutieuse, industrielle, administrative. Pour son voyage d'Ulysse au cœur du XXe siècle des crimes démesurés, Lanzmann laisse un héritage unique. Sa dévotion à Israël, étrangeté pour un sartrien de naissance, vient de là, avec sa longue série de films aussi forts qu'apologétiques. Intellectuel, mais aussi écrivain à la plume vibrante, Lanzmann sera l'homme de ce XXe siècle qui a ébranlé la confiance en l'homme, pour le voir tout de même survivre et souvent triompher. Résistant lucide, existentialiste au sens plein du terme, journaliste zélé, cinéaste sans peur, séducteur brusque et enflammé, égocentrique tourné vers les autres, créateur entêté, Claude Lanzmann laisse une œuvre et une vie qui sont, autant que des objets d'art, des objets d'histoire contondants.