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«Et toi, tu dis quelle heure ?» ou la question de l'arbitraire patronal

Jean-Philippe Guedas travaille dans un abattoir de volailles. Dans ce texte, il évoque cette question quotidienne : à quelle heure se finira la journée ? Et donc, à quelle heure faire sa pause ? Des éléments qui échappent à l'ouvrier, symboliques d'un rapport de subordination.
(Photo Getty Images)
par Jean-Philippe Guedas, ouvrier
publié le 9 juillet 2018 à 6h29

J'ai 42 ans, je travaille depuis plus de onze ans maintenant comme titulaire dans l'atelier conditionnement d'un abattoir de volailles qui fournit essentiellement la grande distribution en poulets entiers et en escalopes, cuisses et plats cuisinés et aussi un peu en dindes.

Dire ce que c'est que le travail, ce que c'est que l'usine, c'est dire le bruit, c'est dire les bruits, le fracas de la chaîne qui te brise les tympans dès ton entrée dans l'atelier quand tu as oublié tes bouchons d'oreilles, qui te vaut encore des acouphènes et dont tu entends l'écho en dehors de l'atelier, dans cette façon qu'ont des collègues de crier pour couvrir ce soudain silence, les bruits de ta machine qui te permettent d'en détecter les pannes, ceux de chaque ligne prenant où quittant leur poste qui marquent les heures à la place de ta montre.

Je pourrais aussi te parler de la chaîne et de son inexorable cadence, de ce corps qui mémorise chaque geste par cœur, de cette somme d'astuces et de ruses amassés par chacun, de ces rituels échangés pour devancer la machine et accumuler une seconde après l'autre cette petite monnaie d'avance qui te permet de faire souffler ta carcasse, de cette façon que tu as, jusque dans la salle de pause, d'avoir des gestes automatique et des rituels te permettant de ne rien gaspiller de ces 15 minutes qui filent si vite.

Je pourrais encore te parler de l'attente, de l'ennui, de la fatigue, des odeurs de chaque atelier et de quantité d'autres choses, mais tout ceci compte pour rien si je ne t'ai pas parlé de cette heure qui ne t'appartient pas.

Je travaille en 2/7. Une semaine le matin, une semaine l'après-midi. Chaque jeudi s'affiche, dans le couloir de l'atelier, les horaires de la semaine suivante fixés par la direction : ligne de production par ligne de production, équipes du matin, équipes d'après-midi, équipes de journée, après consultation du CE. Mais ces horaires n'ont qu'une valeur indicative «selon le volume des commandes et des stocks du jour». Ils constituent un maxima, nous ne devons pas faire plus de huit heures ni moins de cinq heures de travail par jour. Si la feuille d'horaires indique que nous devons travailler de 13 heures à 19 heures, nous n'irons pas au-delà de 19 heures. La majorité du temps, cette prévision se réalise, mais nous pouvons aussi parfois finir à 18 heures, s'il n'y a pas assez de commandes ou de stocks pour aller au-delà. Quasiment chaque jour surgit donc entre collègues, sur la ligne, cette question qui tient à la fois du sésame, de la grille du tiercé, de la tasse de café autour duquel se réchauffer : «Et toi, tu dis quelle heure ?»

Nous soupesons à chaque fois nos chances de faire sauter le verrou des 19 heures, méditons l'équation du jour : quantité de commandes, volume des stocks, quantité et durée des pannes, humeur de la maîtrise. C'est que savoir à quelle heure on termine c'est aussi savoir à quelle heure tu iras pisser pour que ces quelques minutes que la chaîne t'accorde servent bien de coupure dans ta journée de travail. Trop tôt c'est du gâchis, trop tard ça n'en vaut plus la peine… Mais cette décision se fait toujours en dehors de nous, dans le bureau du chef d'atelier. Cette heure ne nous appartient pas. A mes débuts, flairant la bonne affaire dans nos désirs d'évasion, un chef d'atelier prit l'habitude de nous brandir la carotte «si vous finissez vos commandes à telle heure, je vous libère».

Cette perspective nous faisait galoper jusqu'au bout du tunnel pour saisir la lumière. Nous pouvions bien calculer chaque vendredi ce que nous coûte de RTT d'être passé en dessous des 35 heures hebdomadaires, chaque sortie avant l'heure nous paraissait alors une libération. Il poussa même parfois son avantage jusqu'à débarquer 15 minutes avant la fin de la journée, pour nous demander de rester 30 minutes de plus pour finir une commande, en nous en comptant royalement 45. Marchandage de patron. Cette sorte de mystère et de suspense qui se dénoue à la fin de chaque journée, c'est bien encore toujours la meilleure façon de décrire tout ce qui nous lie à notre employeur, la subordination.

Jean-Philippe Guedas publie sur un blog des textes sur sa vie d'ouvrier, mais aussi d'autres sujets.