Ce sont trois copines, croisées peu avant les résultats du bac, à un salon étudiant à Paris. Myriam, Lauryn et Nithusha, 17 et 18 ans, «à la recherche d’un avenir», les bras chargés de brochures sur papier glacé. Acides dans leurs propos : «On nous laisse quel choix ? Personne ne veut de nous dans le public. Alors, c’est soit une formation privée, soit rien.» Aucun de leurs vœux en BTS n’a été satisfait et elles stationnent toujours en bas des listes d’attente à la fac.
C'est un organisateur du salon Studyrama, qui explique sans complexe avoir réservé les trois quarts de ses stands à des écoles privées (management, surtout) pour «présenter aux jeunes la richesse des formations qui ne sont pas répertoriées sur Parcoursup afin qu'ils puissent encore trouver une formation pour la rentrée.»
C'est un enseignant de Seine-et-Marne, dans un lycée de classe moyenne, qui se désole que ses classes ne soient jamais au complet à partir des vacances de printemps : «Il y a toujours un élève absent, en train de passer un entretien dans une boîte à BTS ou une école privée. C'était déjà comme ça l'année dernière. Je crois qu'à force d'entendre que l'université, c'est un carnage avec des taux d'échec énormes, les élèves intègrent que ce n'est pas pour eux.» Sa collègue, en filière technologique, raconte encore comment l'une de ses élèves, qui n'a eu que des «non» à toutes ses demandes de BTS, a reçu dans la foulée des résultats plusieurs coups de téléphone de vendeurs de rêve. En l'espèce, le rêve s'appelle école privée avec promesse de trouver du boulot à la sortie.
C'est enfin cette mère de famille qui a passé des heures à décortiquer par le menu les écoles de management «pour que [son] fils sorte de cette spirale du dossier scolaire qui plombe tout. Le privé, c'est une alternative à ce système, une façon de prendre un autre chemin».
«Les parents sont prêts à payer»
Bien sûr, ces témoignages ne permettent pas de tirer de conclusions générales : il est trop tôt pour mesurer un éventuel effet Parcoursup, les inscriptions se déroulent en ce moment. Mais l’anxiété générée par le système d’affectation, déjà palpable du temps d’APB, est un boulevard pour le business des formations privées… qui se portait déjà très bien.
Le marché prospère depuis vingt ans. Les effectifs du privé dans l’enseignement supérieur ont doublé entre 2001 et 2015. Aujourd’hui, 18,2 % des étudiants suivent un cursus dans le privé, soit 475 000 étudiants, selon les derniers chiffres de 2016-2017. 30 % sont inscrits dans des écoles de commerce (avec une énorme progression de 85 % entre 2001 et 2015), 20 % préparent un BTS dans des instituts privés, 14 % dans les formations paramédicales, 11 % en écoles d’ingénieurs, 7 % dans les facs cathos et 6 % dans les écoles artistiques ou culturelles. Surtout, les effectifs progressent plus vite que dans le public. Ainsi, entre 1998 et 2016, les inscriptions dans le privé ont augmenté de 87,9 % (222 000 élèves en plus), contre 13,9 % dans le public (261 000).
Comment expliquer ce phénomène ? Les mentalités ont évolué. «De plus en plus d'élèves préfèrent jouer la carte d'une formation privée professionnalisante. C'est perçu comme la sécurité et donc les parents sont prêts à payer. La fac est souvent jugée risquée car ne préparant pas à un métier précis», assure Camille Fromaget, fondateur de Study advisor, une start-up mettant en relation des lycéens avec des étudiants pour les conseiller en orientation.
«L’Etat ne peut pas tout faire»
Martine Depas, qui conseille les investisseurs s'intéressant au marché de l'éducation pour le cabinet la Financière de Courcelles, le constate aussi : «Les mœurs ont changé. Ces écoles se cachent moins qu'avant, elles assument beaucoup plus, elles font de la pub ouvertement à présent. Certainement aussi parce que l'Etat se rend compte qu'il ne peut pas tout faire.» Et donc choisit de laisser faire. Le nombre de places créées dans les universités, BTS et classes prépa ne suit pas la hausse démographique. Certes, le gouvernement a mis le paquet, après plusieurs années de disette, en finançant 21 000 nouvelles places dans les filières les plus demandées. Mais cela ne suffit pas à absorber la hausse des effectifs : plus de 30 000 élèves supplémentaires déboulent à chaque rentrée aux portes du supérieur à cause du baby-boom des années 2000. D'ailleurs, la Conférence des grandes écoles (CGE), qui représente 240 établissements, se vante, sur son site internet, d'être un «partenaire indispensable de l'Etat», qui n'aurait plus les moyens de s'en passer… Sans l'assumer. «Notre pays est toujours englué dans le clivage public-privé», déplore Alice Guilhon de la CGE qui regrette qu'on mette dans le même panier les grandes écoles et «les autres, ces structures qui s'ouvrent à tout va pour faire du business». Combien sont-elles ? Difficile à dire. Elles seraient 1 500 à la louche, avec une tendance à la hausse, mais ce n'est qu'une estimation, aucune autorité publique ne tient de recensement précis. Car en France, l'enseignement supérieur est libre. N'importe qui peut ouvrir une école et proposer une formation, à quelques conditions minimales près (casier judiciaire vierge par exemple). En revanche, l'Etat a le monopole de la «collation des grades». En langage clair : seuls les établissements publics peuvent délivrer des diplômes nationaux : «baccalauréat», «licence», «doctorat». Mais les écoles privées peuvent obtenir que leurs diplômes soient reconnus par l'Etat.
«Bachelor» ou «mastaire»
Qui décide et comment ? Libération a cherché à comprendre : prise de tête assurée. En fait, derrière l'étiquette «reconnu par l'Etat», on trouve une myriade de labels dont certains, contrairement à ce qu'on pourrait penser, n'apportent que très peu de garanties. Et un même établissement peut avoir une partie de ses diplômes reconnus par l'Etat et les autres non.
Dans les diplômes adoubés, se rangent les «diplômes visés» ou ceux «conférant le grade de master». Il y a aussi les titres RNCP (répertoire national des certifications professionnelles), niveau I, II, III… Des appellations officielles entre lesquelles viennent se faufiler d'autres aux apparences sérieuses mais qui ne recouvrent aucun contrôle de l'Etat : «bachelor», mot emprunté au vocabulaire anglo-saxon, «mastère» (avec un e) ou encore «mastaire». Un fouillis sans nom, et nid à la publicité mensongère.
Les universités le savent. «Chacun dans nos spécialités, on regarde de près les écoles qui se créent. Elles leurrent parfois les étudiants en leur faisant croire qu'ils auront des passerelles à la fac, mais il est hors de question pour nous de prendre en master des élèves venant d'écoles qui n'ont aucune garantie. Ce serait cautionner», explique une enseignante-chercheure en sciences de gestion à Caen.
En fait, il existe deux systèmes de reconnaissance parallèles : l’un sous l’égide du ministère de l’Enseignement supérieur et l’autre sous la tutelle du ministère du Travail. Le premier évalue la qualité pédagogique des formations, l’autre mesure les chances de trouver un emploi à la sortie. Les deux systèmes coexistent, sont censés être complémentaires, mais entretiennent un épais brouillard. D’autant qu’il est possible aux écoles qui obtiennent la reconnaissance du ministère du Travail de louer leur label à d’autres écoles qui ne l’ont pas…
De part et d’autre, les commissions qui examinent les dossiers sont complètement débordées face à l’afflux de demandes. Le problème n’a rien de nouveau, il est identifié depuis un paquet d’années par les autorités. En 2012, la médiatrice de l’Education nationale tirait la sonnette d’alarme, après de nombreuses réclamations des familles. 2014 : l’équipe de François Hollande crée un nouveau label, venant s’ajouter au millefeuille. C’est la naissance des Eespig (établissement d’enseignement supérieur privé d’intérêt général), à mi-chemin entre public et privé.
«Publicité trompeuse»
L'ancienne majorité avait par ailleurs commencé à plancher sur un guide à distribuer à l'entrée des salons étudiants, avec un système de mariannes en couleurs pour s'y retrouver dans la jungle des labels. Le projet a été abandonné. Trop difficile de faire quelque chose de clair… et pas simple à porter politiquement. «Alors que la montée en puissance de l'enseignement supérieur privé pose naturellement des questions sur l'évolution des rapports entre la sphère publique et la sphère privée, le sujet reste relativement tabou en France», pioche-t-on dans un rapport de l'Inspection générale, de juin 2015. Commandé par le ministère de l'époque, ce rapport visait à dresser un état des lieux précis pour procéder ensuite à un grand ménage. L'ancienne équipe s'est arrêtée à l'étape du rapport. Les conclusions sont pourtant édifiantes. Tout y est : «Les commissions [manquent de moyens pour] assumer le flux croissant des demandes qui leur sont adressées ; […] la multiplication des labels entraîne des confusions, voire facilite la publicité trompeuse.» Ce rapport reste d'une parfaite actualité. L'actuel ministère de l'Enseignement supérieur loue d'ailleurs ce «constat très clair.» Et donc ? Une des pistes envisagées serait de reconnaître certains établissements historiques, et non plus seulement les diplômes. Cela ne ferait qu'élaguer la forêt…