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Tour de France

Sylvain Chavanel, un dernier pour la route

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Retour sur le parcours du coureur français, 39 ans, qui dispute cet été sa 18e et dernière Grande Boucle, un record. Pour le cycliste, «on a tous un destin : le mien était peut-être de gagner moins, mais d’être heureux».
Sylvain Chavanel, le 15 janvier 2018. Il a acheté son premier vélo en 1992, dans la Vienne. (Photo Presse Sports)
publié le 12 juillet 2018 à 20h36

En filant, Sylvain Chavanel dit : «Est-ce que c'est ça la vie ?» A savoir : la compétition au-dessus de tout, de la famille, des enfants (il en a deux), d'une bonne assiette, du temps pour soi, de sa petite jument… Il a pris un membre de son staff à témoin, lequel a acquiescé deux fois. Comme sa réponse est l'option la plus noble (non), il a quitté la pièce comme un prince : salut, à très vite, et surtout, libre à chacun de méditer après ça. Jolie scène dans la salle à manger d'un hôtel : on se serait cru dans un théâtre. Une demi-heure avant : le Français, 39 ans, qui dispute son dernier Tour de France (le 18e, un record), s'est décrit comme un «petit» champion, beaucoup plus joueur que gagneur, dont le peuple se souviendra comme d'un chic type. «On a tous un destin : le mien était peut-être de gagner moins, mais d'être heureux.» Et puis : «Qui me dit que je n'aurais pas perdu gros en étant plus grand ? Ou bien que je n'aurais pas autant duré, que je serais passé comme un éclair ? On ne peut pas savoir…»

Dimanche après-midi, il a levé les bras en pleine échappée sur les chemins de Vendée, alors que la foule le saluait comme s'il passait en carrosse. On parle d'un bout d'histoire souriant qui s'en va et d'un éternel objet de tendresse et de fascination : l'élégant sportif rafleur de places d'honneur dans les grands moments (son palmarès global est loin d'être anecdotique), dont on truffe la bio d'invitations à la fiction (et si… ?). Le septuple champion de France précise : «Pour moi, même si je suis un compétiteur, le vélo reste un jeu. Et quand bien même tu n'as pas gagné ? Il y a une autre course demain, et après tout va bien. J'ai toujours préféré souffrir sur mon vélo, la selle dans l'oignon, plutôt que de tout calculer. Parfois, je m'ennuie dans le peloton : il y a de plus en plus de maîtrise, c'est compliqué.» Si tout va bien, son pot de départ durera jusqu'à l'arrivée à Paris, sur les Champs-Elysées.

Bouteille de flotte chaude

Les débuts : un vélo, acheté 500 francs en 1992, premier engin de compétition. Son père, ouvrier et féru de chevaux, fut cycliste amateur. Ses gamins (cinq fils et une fille) viennent le regarder et reproduisent des courses autour d'un lotissement du côté de Châtellerault (Vienne). Bertrand Chavanel, l'un des frères, présent sur le Tour (il est chauffeur d'une équipe de journalistes), fait le geste avec son doigt : le tracé domestique était à peu près circulaire. Les frangins pédalent jusqu'au bout, et quand ils se lassent, se massent eux-mêmes les guibolles pour imiter les grands, avec de l'eau. La mère est femme au foyer, la famille modeste. Sylvain Chavanel, au lycée, entame des études d'électricien au cas où - le sport est déjà le premier choix. En 2000, il commence chez les professionnels dans l'équipe vendéenne Bonjour et rencontre sa future épouse, avec qui il commence à «fricoter» entre deux compétitions. Trois ans plus tard, son ami et coéquipier Fabrice Salanson est victime d'une mort subite dans son lit. Une vielle connaissance des Chavanel : «Un jour, il m'a fait visiter sa maison. Là, il dit "voilà la chambre d'ami…Enfin la chambre de Fabrice". Ça l'a profondément marqué.»

Son frère, cycliste amateur : «Médiatiquement, on lui a peut-être volé son début de carrière.» Il y a quinze ans, chaque coureur français émergent est chargé de remporter le Tour, au milieu de gros morceaux (Lance Armstrong officiait encore). Ça chauffe une frange du public, qui reproche parfois à Chavanel d'être une bouteille de flotte chaude dans une rade en plein désert - pourquoi ne gagne-t-il pas la Grande Boucle ? Il raconte : «En 2005-2006, j'ai traversé une petite période difficile : mon salaire - les chiffres étaient gonflés - était sorti dans la presse. J'allais faire mes courses et on ne me prenait plus pour ce que j'étais. Il n'était question que d'argent.» Il poursuit : «On aime les sportifs quand ils gagnent. Et quand ils perdent ? Alors peut-on appeler ça de l'amour ? Normalement, quand tu aimes, tu es tolérant quand ça va moins bien, non ?» En 2004, il se marie : «On parle souvent de mental en sport. Ça peut tenir à rien : juste avant mon mariage, je gagne les Quatre Jours de Dunkerque et juste après le Tour de Belgique. Quand tu es sur un nuage…»

Meurtre maquillé

Sur terre, il y a cette réputation de vaillant sur un vélo et ce Tour des Flandres en 2011. Chavanel manque de peu une victoire historique en Belgique. Quick Step, sa propre équipe, avait un autre plan et donne des consignes pour faire gagner un coéquipier, ce qui équivaut à un meurtre maquillé en tir ami. La veille connaissance, citée plus haut : «Je me rappelle une course quand il était encore chez les juniors. Il s'était battu jusqu'au bout contre trois ou quatre concurrents d'une même équipe. C'était fort. A l'arrivée, il faisait tout pour masquer sa grande déception. Comme il rejoignait leur équipe l'année d'après, il a dit qu'en définitive, ce sont ses coéquipiers qui avaient gagné.» Pour le Tour, Sylvain Chavanel est revenu chez Bonjour, devenu dix-huit ans plus tard Direct Energie. L'entourage en fait une preuve irréfutable : il aurait pu gagner mieux ailleurs, mais il avait envie de rentrer à la maison.

Il dit «fief» quand il parle de la Vienne, d'où il n'a pas bougé. Et démarre très vite quand on lui demande ce qui aurait fait de lui, selon ses standards, un «grand» champion : «J'ai parfois manqué de confiance. J'ai progressé. Mais je me suis certainement sous-estimé. Sans regret. A quoi cela servirait d'en avoir ?» Et : «J'aurais pu déménager dans le sud de la France ou de l'Europe pour des conditions d'entraînement plus adaptées. Peut-être que j'aurais plus gagné, mais c'est un choix. Pour autant, mon petit record n'est pas inintéressant : je serai le seul au monde à avoir fait 18 Tour de France.»

Son récit : il le déroule parfois au «tu». Ça englobe tout le monde et freine le temps : l’exploit paraît alors extraordinairement accessible. Ces jours-ci, un organisateur de courses à motos l’a invité pour l’après-Tour, en s’excusant par avance de ne pouvoir le loger luxueusement. Il a répondu que ce n’était pas un problème : au pire, il viendra en camping-car.