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Analyse

Un label d’Etat indispensable au cœur d’un business juteux

Les dérives de l'enseignement supérieur privédossier
Impossible pour une école privée d’être attractive sans «titre RNCP», la certification du ministère du Travail. Pour contourner l’obstacle, un marché de la location de ce titre a émergé. Légal mais très contestable.
Un salon de l’étudiant à Paris en septembre 2009. (Photo Hamilton . Rea)
publié le 12 juillet 2018 à 20h26

Elle s’appelle Adeline Schuld. Son métier : aider les écoles privées à monter leur dossier pour obtenir la reconnaissance du ministère du Travail. Dans le jargon, on parle de «titre RNCP» (Répertoire national des certifications professionnelles). A l’écouter, ce n’est pas une mince affaire. Comptez un délai d’un an dans le meilleur des cas, le temps de réunir les pièces nécessaires (200 pages environ) et qu’un inspecteur épluche le dossier. «C’est un peu comme attendre devant la justice, compare-t-elle, la commission qui attribue les titres est engorgée». L’an dernier, elle a examiné 738 candidatures (tous niveaux confondus du CAP à la formation continue). Soit 75 % de hausse en quatre ans… A effectif constant, elle compte «une petite vingtaine d’agents seulement», déplore son président, Georges Assaraf.

Gage de qualité

Parmi les preuves à apporter : démontrer un bon taux d’employabilité de trois promos d’élèves consécutives. Un gage de qualité donc. Les familles y sont très attachées, d’autant plus regardantes que les frais de scolarité coûtent un bras : autour de 6 000 euros l’année, parfois bien plus.

Bien sûr, il est parfois possible de suivre le cursus en alternance, quand le jeune parvient à trouver une entreprise. Le coût de la formation est alors pris en charge par un organisme collecteur des fonds de la formation professionnelle (l'OPCA). Mais là encore, le titre RNCP est indispensable. Car depuis quelques années, les OPCA ne financent que les diplômes reconnus par l'Etat. D'où l'enjeu, vital pour les écoles, d'obtenir un titre RNCP. «Pas de titre, pas d'étudiants», résume Adeline Schuld. Comment font celles qui n'ont pas les conditions requises pour l'obtenir ? Il existe une feinte. «En fait, il est possible de louer le titre», nous explique-t-on. C'est-à-dire ? L'école qui a décroché un titre RNCP peut le louer à d'autres écoles, et leur permettre ainsi de profiter de la reconnaissance de l'Etat.

La pratique est légale. Sur le papier, l'organisme certificateur (le loueur) est censé s'assurer que son partenaire (le locataire) trouve du boulot aux jeunes. Il doit lui prodiguer des conseils, le faire par exemple profiter de son réseau d'anciens… Mais, assure notre conseillère en RNCP, tous ne le font pas. Certains patrons d'écoles en font un simple business. Plutôt juteux : un titre RNCP se loue en moyenne dans les 10 % du chiffre d'affaires. Une école qui facture l'année de scolarité 6 000 euros reverse au loueur 600 euros par élève… Sur une promo de 40, ça donne 24 000 euros. Imaginez que l'école ait dans son éventail 10 formations et donc 10 titres à louer… D'autant qu'après un petit tour sur le site internet du RNCP (il faut aller tout en bas de la fiche d'une école, sous la mention «lieu(x) de préparation à la certification déclarés par l'organisme certificateur»), on constate que certaines écoles louent un même titre à une vingtaine d'écoles différentes. Combien de reconnaissance par l'Etat sont-elles ainsi achetées ? «Vu nos effectifs, on n'a pas le temps de faire ce recensement, mais ce n'est pas des milliers, si c'est la question, et on vérifie la nature des conventions passées», répond Georges Asseraf.

«Si une école est défaillante…»

Il fut un temps où Adeline Schuld jouait les intermédiaires (le service est toujours proposé sur son site internet, moyennant une commission de 1 %), mais elle dit avoir levé le pied. «J'ai quasiment arrêté. Je ne voulais pas cautionner ceux qui font n'importe quoi.» La pratique comporte un risque : les titres RNCP sont valables entre deux et cinq ans selon la solidité des pièces apportées.

A chaque renouvellement, la commission regarde les taux de placement des élèves venant de toutes les écoles partenaires. «Donc si une école est défaillante, c'est toute la cordée qui s'expose à perdre son titre», veut rassurer Georges Assaraf. A condition que son équipe ait les moyens de le faire… Furieuse qu'on puisse dénoncer cette pratique, l'une des écoles que nous avons interrogées avançait trois arguments. Primo,«le marché a ses limites : on n'est pas assez bête pour louer à des concurrents voisins».Deuzio, «obtenir une reconnaissance coûte cher, donc c'est normal de l'amortir».Dernier argument : «Ça ne change strictement rien pour le jeune, il obtient un titre certifié comme n'importe quel autre.» Sauf si les employeurs savent lire l'astérisque en bas des brochures des écoles. Celui où il est précisé «titre délivré sous convention de partenariat avec l'école X…»