Et soudain, François Hollande. Dans les vapeurs de poulet maffé et de tiep qui montent de la cantine du foyer Bara, une des résidences pour travailleurs immigrés les plus emblématiques de France, la conversation roulait tranquille sur les Bleus, la «fusée Mbappé» et le Winchester FC, l'équipe de foot virtuelle d'Ousmane Dembélé, quand l'ancien président de la République a surgi. Allait-on débattre de l'opération Serval, déclenchée par Hollande au Mali en 2013 ? De la présidentielle française ? «Hollande, il a tout compris: il a dit que N'Golo Kanté était le poumon de l'équipe de France», explicite Mahmadou Diarosso, qui tient un petit étal dans la cour de ce petit morceau de Bamako greffé à une rue de Montreuil.
N'Golo Kanté, infatigable milieu défensif né dans le Xe arrondissement de Paris il y a vingt-sept ans de parents maliens. N'Golo Kanté, dont la légende dit qu'il faisait ses allers-retours vers le terrain de Boulogne-sur-Mer en trottinette, devenu depuis le pilier du Chelsea FC. «N'Golo, ce n'est pas le meilleur joueur français, c'est le meilleur joueur du monde», s'enflamme Alassane Doucoure en bidouillant les portables hors d'âge de ses clients venus acheter des cartes prépayées.
Photo Cyril Zannettacci
Héros
Le foyer, une ancienne usine de pianos transformée en résidence sociale en mai 1968, aujourd'hui extrêmement délabrée, abrite un petit millier d'hommes, presque tous maliens, dont de nombreux sans-papiers. La journée, ils se heurtent aux procédures hexagonales mais rêvent en tricolore dès le soir venu. Mardi, après la victoire des Français contre les Belges, ils ont même brandi des drapeaux bleu-blanc-rouge aux fenêtres. Certains ont poussé jusqu'aux Champs-Elysées et promettent de remettre ça dimanche en cas de victoire, dont personne ne doute. Chaque année, les résidents du «Bara» organisent un tournoi: il y a la ligue qui oppose les villages du Mali et celle où s'affrontent les foyers de Montreuil : Branly, Adef ou Rochebrune, le «club» de Mamoudou Gassama, le jeune migrant malien naturalisé français au printemps après avoir sauvé un enfant en train de tomber d'un immeuble parisien. Au rayon héros, le «Bara» a rangé Mbappé et Gassama sur la même étagère. «Le foot, ça lave la tête», glisse un sosie du second culminant à près de deux mètres d'altitude.
Une photo du Onze français circule dans les boucles WhatsApp, cordon ombilical numérique qui relie au pays. Sous la binette de chacun des joueurs, le drapeau de ses origines: Pogba-Guinée, Umtiti-Cameroun et Griezmann… Espagne. «Cette équipe, au moins, on peut dire qu'elle est aux couleurs de la France», se félicite Sikou, maillot du PSG sur le dos. En voyage officiel au Nigeria il y a dix jours, Emmanuel Macron a expliqué à ses hôtes qu'en absence d'équipe africaine dans le Mondial, il leur fallait soutenir la France. La majorité du «Bara» ne trouve rien à redire à cette injonction présidentielle au parfum post-colonialiste. «Il a fait son cinéma, juge au contraire Sekou Dabo, qui arbore une chemise en wax bleu et un sourire étincelant. Le jour où on perd, il dira que c'est de la faute du Mali ou du Cameroun.»
«Guy Roux»
Avant la finale, les pronostics sont unanimes : deuxième étoile pour la France. «Inchallah, ils vont la ramener la coupe», philosophent les anciens sur leurs chaises de jardin en plastique. Autour d'eux, ça vibrionne. On achète, on vend : bijoux en argent fabriqués sur place, bonbons au tamarin, savons de toutes les couleurs et assiette de riz sauce arachides. Tout le monde s'entend (aussi) sur le nom des buteurs face aux Croates : Olivier Giroud (prononcez «Guy Roux») et Kylian Mbappé. Le joueur aux origines africaines mêlées (Cameroun par son père, Algérie par sa mère) a fait l'objet à 18 ans de l'un des plus gros transferts de l'histoire du foot : 180 millions d'euros déboursés par le PSG. La somme dépasse l'entendement au «Bara» où le troc et l'entraide sont le lot quotidien. Dans le réfectoire où officie une armée de maîtresses femmes, l'assiette-repas vaut 1,80 euro.
Mbappé, «il gagne 400 000 ou quatre millions par jour», tente de calculer Mahmadou Diarosso, qui rappelle que la star a promis d'offrir ses primes de match à des associations. De toute façon, personne ne critique le salaire, le jugeant mérité vu les performances du jeune prodige né à Bondy, à quelques encablures de Montreuil. Un pur produit de la Seine-Saint-Denis. Sekou Dabo, sourire toujours en coin : «Mbappé il n'a pas vingt ans et il est millionnaire mais lui, il est en finale alors que Neymar…»