J’ai déjà un bon passif dans la filature et le craquage de messageries vocales, certains de mes anciens petits copains s’en souviennent. La notion de vie privée est assez souple dans mon esprit pour que je me sente à l’aise avec l’idée de me glisser sous les lunettes noires d’un détective… Allez, je me lance, je change de métier, au moins pour une journée.
Je commence par chercher sur Internet : Senex, Agora, Afip, Fox ; on sent déjà que les temps ont changé, que le vieux fumeur de gitanes en imperméable planqué dans sa R5 avec son téléobjectif sous la pluie, c’est terminé. Fox Détectives, ça fait sérieux, dynamique, un peu américain même. J’appelle une agence près de chez moi : AB Détective privé. J’ai vu sur le formulaire de contact que je pouvais appeler sept jours sur sept, de 9 heures à 23 heures.
Véhicule banalisé
Les détectives, ce ne sont pas des fonctionnaires, on sent qu’ils travaillent dans l’ombre, dans le secret, et que, forcément, ça décale les horaires de boulot. Je prends rendez-vous, et Antoine Berteau me propose de le retrouver dans un grand café de la place de Clichy. Jeune, en tee-shirt gris et baskets, l’enquêteur m’explique qu’il travaille de chez lui. en règle générale, les adresses qu’on trouve sur les sites sont des domiciliations. Mettre une belle adresse de rupins, avenue de Messine ou rue Saint-Honoré, c’est cosmétique : on se dit qu’on ne va pas tomber sur un tocard.
Bref, Antoine me démonte un peu mon fantasme : aujourd’hui les détectives sortent tous, ou presque, d’une école spécialisée, puisque la réglementation l’exige depuis 2003. La profession est encadrée et doit s’exercer dans le respect de la loi. Les photos, par exemple, c’est uniquement dans les lieux publics : pas de photo coquine du mari infidèle dans la chambre d’hôtel…
Je comprends que je dois changer mes standards. Le profil type du détective de 2018, c’est un jeune qui cherche un boulot après une licence de droit, ou un job dans la communication, ce n’est pas un ancien de la Stasi ou du Mossad. Le gros du travail se fait principalement par téléphone : les filatures, c’est lassant et les dossiers se ressemblent quasiment tous. Merci, ça donne envie…
On part chacun dans un sens avenue de Clichy, et je me retourne toutes les cinq minutes sur le chemin du retour pour vérifier qu’Antoine ne me suit pas pour le fun. Mais non, on ne doit pas avoir le même humour. Par SMS, je lance un défi au détective : me montrer ce qu’il sait faire en rassemblant toutes les infos qu’il peut trouver sur moi. Une heure plus tard, je reçois un magistral texto avec mon adresse. Sachant que je suis dans les pages blanches, je ne suis pas subjuguée par la puissance de l’enquête.
Je repense à Fox Détectives : ils disent sur leur site qu'ils font de la surveillance en «sous-marin», c'est-à-dire en véhicule banalisé. Je les appelle : Denissia me répond, elle accepte de me rencontrer et même que je l'accompagne lors d'une mission. Quand ? On ne sait pas, je dois rester joignable, une filature peut intervenir n'importe quand. Le lendemain, à 15 heures, elle me propose de la retrouver à 17h30 devant le 64, rue de Marseille, elle m'expliquera le dossier sur place. Je dois être habillée de façon discrète. J'ai une blouse un peu bohème, blanche, et un joli pantalon tabac à pinces, je panique, est-ce que ça ira ? J'envoie un SMS pour le lui demander, je ne veux pas saborder ma première mission. Pas de réponse, je prends ça pour un OK.
Désilhouettage
Je case mes enfants pour la soirée et je file à mon rendez-vous. Je pense à Mike Hammer ou Jonathan et Jennifer dans la série policière Pour l'amour du risque - les idoles de mes 7 ans -, je me mets dans la peau de mon personnage avec fluidité, je deviens l'œil de lynx qui sommeille en moi. Je retrouve Denissia et son stagiaire, un ancien journaliste avec une casquette enfoncée sur la tête. En jean et tee-shirt, les cheveux longs bruns lâchés, elle m'explique comment elle se transforme l'air de rien en pleine filature : s'attacher les cheveux, se mettre un pull, des lunettes, un chapeau. Dans le jargon, on dit se «désilouhetter».
La «cible» est une jeune femme d'une trentaine d'années, assistante juridique, qui trompe son mari avocat depuis des mois. C'est lui qui paye Denissia plus de 100 euros de l'heure plusieurs fois par semaine pour qu'elle rassemble un maximum d'éléments sur l'affaire. «Au début, il ne voulait rien savoir de mon enquête, et essayait d'arranger les choses avec sa femme ; mais au bout d'un moment, quand il a senti qu'elle lui mentait toujours, il a lu le dossier», raconte la jeune femme, qui ne lâche pas du regard la grande porte par laquelle la Mélusine doit sortir. Je me dis que ce serait horrible de voir apparaître une copine ou la femme d'un copain. Denissia rigole : est-ce que je connais un avocat dans le VIIIe arrondissement ? Heu… oui, plusieurs même, mon mari déjà, et puis mes anciens copains de fac. «Ah, bon, on verra, mais ce serait pas de chance.»
La fille sort, jolie, légère, téléphone vissé à l'oreille et commence à filer vers les grands boulevards. On se glisse tous les trois, l'air de rien, sur ses traces. Denissia me met en garde : il ne faut surtout pas croiser son regard. Tout en subtilité, je me transforme en passe-muraille : je suis là, aux aguets, mais je me fonds dans la foule… J'observe ma cible, qui marche en parlant dans son oreillette. Denissia me fait des signes discrets quand je suis trop près, trop «collée», et me montre son matériel : une petite caméra cachée dans un sac pochette troué qu'elle tient négligemment sous son bras. Elle passe et filme la jeune femme, qui continue sa conversation téléphonique. «Ceux qui téléphonent sans arrêt, ce sont les meilleures cibles, ils ne font gaffe à rien. Elle, son mari m'a prévenue qu'elle se perdait souvent dans Paris, et qu'elle était susceptible de revenir sur ses pas, donc prudence», me raconte la professionnelle.
En effet, le trajet de la cible ne ressemble à rien. Où va-t-elle ? C’est ce que doit démontrer cette filature. Soudain, elle range son portable et entre dans un café de la rue La Fayette. J’ai l’impression d’être dans un mauvais polar, la femme infidèle embrasse à pleine bouche un grand garçon blond. Ils s’assoient dehors et se tiennent la main.
Notre équipe s'installe à une table, l'air de rien. Petit rappel à l'ordre de Denissia : «Arrête de la fixer quand même.» Oui, pardon, je suis hypnotisée par cet adultère qui s'affiche en terrasse. Je me demande si elle n'a pas peur de se faire voir, de tout foutre en l'air… Comment faire pour ne pas s'impliquer émotionnellement ? «Je suis une éponge, m'avoue l'enquêtrice, je suis beaucoup trop sensible pour ce métier !»
Intuition
Les précédentes filatures ont permis d'identifier l'amant. Par recoupements, en prenant les noms sur la boîte aux lettres et en effectuant une petite enquête administrative, Denissia a trouvé son identité complète. Ses petits «trucs» de détective, elle préfère les garder pour elle «sinon je perds mon job» ; on comprend quand même qu'avec une bonne dose d'intuition, de culot et de débrouillardise, on peut récupérer pas mal d'infos sur n'importe qui. Denissia se débrouille bien, et gagne environ 3 000 euros par mois. «Ce qui fait la différence, c'est le réseau», lâche-t-elle. De riches clients et leurs avocats...
On sirote rapidement notre coca. «Il faut être assez roots pour faire ce métier, tu t'adaptes à ta cible : quand elle mange, tu manges, quand elle passe aux toilettes, toi aussi…Pas de place pour les midinettes. Avant j'étais super coquette, aujourd'hui c'est fini : on ne doit pas être jolie, maquillée, habillée. Il ne faut pas se faire remarquer, passer inaperçue», raconte Denissia, dont les longs cheveux bouclés sont maintenant attachés.
Son métier lui pèse ; entre deux shootings de la cible (elle la prend en photo), elle se confie : aucune vie privée, un rythme décousu, un monde à la limite de la légalité et de la sécurité… Bien sûr, il y a l'adrénaline, mais elle disparaît vite. «J'ai de mauvais souvenirs, par exemple cette fille de 17 ans que je devais suivre à Bordeaux parce que ses parents étaient inquiets. Elle retrouvait des hommes de 40 ou 50 ans et se faisait sauter à l'arrière de leurs bagnoles dans des rues sordides pour 70 euros. Ça m'a foutue en l'air pour pas mal de temps. C'est quand même un monde de voyous.» Le couple repart. Comme on avait payé à l'arrivée des cocas, on est sur le qui-vive.
Deux heures de balade dans Paris plus tard, j'ai mal aux pieds : j'avais gardé mes espadrilles et me traîne derrière Denissia jusqu'au fond du XVIIe. Les amants entrent dans un immeuble, suivi d'un jeune type avec un dossier à la main. En interrogeant discrètement la concierge, la détective comprend qu'ils visitent un appartement. Même l'infidélité s'embourgeoise… «Aïe, c'est pas une bonne nouvelle pour mon client ça…» Au bout de vingt minutes, ils descendent et poursuivent la balade jusque dans la rue de la cible, qui rentre à son domicile à 20h30, après avoir embrassé son amant quasi devant chez elle. Décidément, le secret, c'est plus ce que c'était.
Mardi : J'ai testé le nouveau Vélib