«Cher Vélib, sans nouvelles de toi depuis bientôt un mois, je vis dans l'inquiétude. Je songe parfois à refaire ma vie avec Pass Navigo. Fais-moi un signe je t'en supplie, une note d'espoir, un DÉBLOCAGE DE COMPTE, que sais-je ? Une preuve que notre histoire continuera… Bien à toi, pour toujours. Bisous.» Ce petit mot d'une usagère, découvert en janvier sur le compte Facebook de «Vélib' Métropole», est sans doute la façon la moins sauvage que nous ayons lue d'exprimer son dépit face aux turpitudes de la mise en place du nouveau Vélib.
Ayant enduré le douloureux crépuscule de l’ancienne version en décembre, on avait décidé d’attendre fin janvier pour nous y remettre. Et on s’était rabattu sur les vélos hongkongais verts en libre-service (Gobee). Encore raté. Victimes d’un vandalisme à grande échelle, ils sont vite devenus épaves. L’expérience s’est achevée un matin de janvier, quand, afin de gagner cinq précieuses minutes sur la fin de notre trajet, on en a perdu vingt à écluser cinq vélos, tous hors de combat, avec le regard de travers des collègues en bouquet final. C’est donc plein d’attentes que nous avons activé notre compte Vélib 2 fin janvier. Agréable découverte d’un vélo plus léger et confortable que son ancêtre. Las ! Ce premier élan s’est fracassé sur une infrastructure déficiente, transformant chaque tentative d’emprunt en quête incertaine. Il sera ici question des âges farouches de Vélib 2 (1), quand l’humanité tentait de maîtriser l’électricité. Des temps héroïques ou seul(e)s les braves pouvaient se confronter à ces mystères primitifs, lesquels reposaient sur cinq grands piliers :
Le mieux est l’ennemi du bien
Au bout de quelques jours, on a appris la patience. Il faut souvent écluser plusieurs stations avant d’en trouver une qui a conté fleurette avec succès à la fée électricité. Les soirs après le turbin, on part en quête de la version électrique du Vélib (la bleue), enchaînant les stations avant de dénicher un vélo opérationnel, vingt à quarante minutes de marche plus tard. Un jour, on a une idée : pour gagner du temps, on va prendre dès que possible un Vélib mécanique, ce qui nous mènera plus rapidement jusqu’à un de ses grands frères. Et de baguenauder sur notre destrier vert, avant d’en repérer un bleu. On dépose le premier sur une «bornette», on pose notre pass sur l’écran du second, lequel nous oppose un bonhomme avec un rond barré. La restitution du vélo mécanique n’a pas été enregistrée. Pas grave, on aime la marche : on rejoint un métro à quelques minutes de là.
Les vertus de l’effort
Un autre soir, toujours aussi feignant, on a guigné et gagné notre «électrique». Sauf qu’au bout de quelques dizaines de mètres, une sensation a affleuré. Cela nous semblait plus facile les rares fois où l’on avait réussi à en attraper un. De fait, l’assistance électrique ne fonctionne pas. Hors de question de faire demi-tour pour reprendre un mécanique : trop risqué en cas de non-validation de la restitution. On continue donc, lesté de quelques kilos inutiles. Un quart d’heure plus tard, on se risque à déposer notre Ferrari tirée par un âne dans une station du centre qui semble vaillante. Cette fois, ça devrait le faire. On pose notre «bleu», on en emprunte un autre. Et… oui !!! Ça fonctionne… ça fonctionne… ça fonctionne… pas. Smovengo (opérateur du Vélib 2) veille sur nos calories superflues. Ça nous apprendra. Une dizaine de minutes plus tard, on dépose notre «électrique débranché» et on décide de rejoindre un métro.
La mécanique quantique
Selon le Commissariat à l'énergie atomique, «un objet quantique peut avoir des probabilités différentes d'être ici ou là et on ne peut être certain qu'il est en un seul lieu que lorsqu'on effectue une mesure». Un jour de repos, on décide d'estimer ce que donnerait notre parcours du matin avec un Vélib électrique. On rejoint une station à 700 mètres de là. Le seul potentiel vélo électrique disponible est en doublon sur un autre (en vertu du système «Park+», qui permet à une station d'héberger deux fois plus de vélos qu'il n'y a de bornettes). Comme souvent, il a été mal accroché. Malgré tout, le «bleu» affiche un statut normal. Notre instinct nous dit de nous méfier, mais… Dix minutes plus tard, un texto : «Ceci n'est pas une défaillance de votre téléviseur ; n'essayez pas de régler l'image.» Heu… non pardon. «La durée de votre trajet Vélib est supérieure à une heure : profitez-en bien.» On se rabat sur la plus proche station afin de larguer cet objet qui vogue dans un autre espace-temps. Un autre message tombe: «Vélib vous informe que votre temps de location est supérieur à vingt-quatre heures. Merci de contacter le service client.» Lequel, heureusement, semble résider sur le même plan cosmique. Il ne nous sera donc pas réclamé des dizaines d'euros, mésaventure survenue à d'autres. Il est 17 heures. Pour reprendre pied avec ce monde, on se pose dans une brasserie non loin du pont d'Austerlitz. La télé diffuse une course cycliste. Une pensée nous vient : combien disposent d'une assistance électrique cachée ? L'expérience nous a mené à un kilomètre et demi de chez nous. On rentre à pied.
La philosophie shadokienne
Aujourd’hui, c’est décidé, on ira au boulot en Vélib. En début de journée, les stations fonctionnent mieux, a-t-on cru comprendre, car leurs batteries (faute d’être reliées au secteur) ont été changées. On se rend donc le cœur léger vers la plus proche. Premier vélo électrique : le redoutable picto «cercle barré» s’affiche… Le second ? Idem. On tente un mécanique. Pas mieux… Fini le bel allant, nous revoici les bras ballants.
A ce niveau d’échec, le rituel est immuable : la personne médite trois secondes, lance un bras en avant, psalmodiant des malédictions qui ne doivent pas être répétées ici, échange quelques mots avec d’autres galériens, puis repart à pied, l’œil terne, vers une autre station (ou pas). Précisément ce qu’on fait ce jour-là.
Direction une station proche d'un arrêt d'une ligne de métro qui mène au boulot. On y glane un électrique. Mais… quelque chose manque : l'assistance électrique précisément. On a déjà fait 100 mètres. Ramener le vélo et prendre le métro ? On ne peut s'y résoudre. On file à la gare de Lyon. Là, pas d'électrique sur les bornettes. On pose le nôtre et plonge, résigné, dans le couloir du métro. «Pour des raisons de sécurité, la ligne 1 ne s'arrête pas à la station Gare de Lyon.» C'est à ce stade qu'on réalise la dure condition des boules de flipper. Heureusement, la nuit porte conseil : le lendemain, on se retrouve comme deux ronds de flan devant la plus proche station. On rejoint celle d'après. Chou blanc. C'est peut-être mieux ainsi. On plonge dans le métro électrique.
L’apprentissage de l’espéranto
En 1977, les sondes Voyager 1 et 2 quittaient la terre pour un voyage éternel. Elles se trouvent aujourd'hui aux confins du Système solaire. A leur bord, un disque de cuivre doré où sont gravées des images destinées à éclairer d'éventuels extraterrestres sur l'espèce humaine et sa localisation. En 2018, des milliers de Vélib 2 ont quitté leur dépôt dans l'espoir d'une multitude de voyages. Les premiers mois, beaucoup n'avaient pas décollé de leur station. A leur bord, un afficheur, la Vbox, qui peut présenter moult symboles destinés à éclairer d'éventuels extra-pédestres sur l'espèce Vélib et leur localisation. Sur ce point, les pictogrammes les plus courants sont formels : vous ne bougerez pas ! En tout cas, pas avec un vélo. Ainsi en est-il du célèbre «cercle barré» (comme votre avenir immédiat), des «deux flèches qui tournent en rond» (comme vous), de l'explicite duo «clé plate-tournevis», ou du plus subtil «buste de bonhomme avec un petit cercle barré». Celui-ci signifie que «vous avez atteint votre quota de Vélib autorisé». On se souvient d'un soir où, épuisé, ne croisant que des stations pleines, on a laissé son destrier sur l'une encore en travaux. On obtint le picto validant la restitution, avant, à la tentative suivante, de se heurter au «buste». Allez à la case métro et restez-y six jours.
Le Vélib a tout de même un avantage, il développe vos capacités d’adaptation. Ainsi, autre symbole d’échec fréquent, le «cadenas barré assorti d’un petit panneau "danger"» n’est pas insurmontable. Il indique un vélo mal restitué. Pour le remettre dans le droit chemin, au choix : levez-le, bougez le guidon, envoyez le cadre vers la droite, recommencez. Bref, tripatouille la bornette et la bicyclette cherra !
Il y a aussi ces pictos rares, qu’on guette, telle une huître à perle. Ainsi, nous fûmes tout ému quand apparut, un jour, le «1 PAUSE 2 STOP», le «2 STOP» signifiant que la station nous proposait de laisser le vélo en doublon. Et d’enchaîner sur le picto «aux trois vélos» de confirmation. Ces deux-là sont devenus des reliques mythiques, qu’on évoque le soir à la veillée, car depuis ces épopées, bien des saisons ont passé, les Vélib électriques et le système de doublon ont trépassé, ne laissant que quelques fragments de cette jeunesse «tumultueuse». Mais ceci est une autre histoire.
(1) De janvier à avril, avant le retrait temporaire des modèles électriques et du système Park+ afin de soulager le système.
photo Julien Mignot pour Libération