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Droit de suite

Egalité des chances : «Tout le sens de notre travail, c’est la conquête de la légitimité»

Des lycéens de banlieue parisienne participent, en parallèle de leur scolarité, à un programme de Sciences-Po Paris destiné à mieux les propulser vers les études supérieures. Nous les avons suivis pour la deuxième année consécutive.
Sur le campus de Sciences-Po, à Reims, en juillet. (Photo Marie Rouge pour Libération)
publié le 20 juillet 2018 à 11h57

«Qui n'est pas sur Instagram ? Qui est encore sur Facebook ? Qui est sur Tinder ?» A la troisième question du sociologue Dominique Cardon, la forêt de bras qui s'étaient levés se baisse d'un coup. Des rires fusent dans les rangées de l'amphithéâtre flambant neuf du campus de Sciences-Po à Reims. «Ah, on sent bien que c'est plus difficile !» sourit-il. «C'est parce qu'on n'a pas encore l'âge !» lance un élève à l'universitaire, qui semble soudain se souvenir que les quelques dizaines de jeunes gens qui l'écoutent studieusement sont bel et bien encore lycéens. Depuis l'année dernière, ces élèves venus des académies de Créteil, Versailles et Paris participent à «Premier campus», un programme qui vise à propulser des lycéens de milieux défavorisés et au potentiel pas toujours bien exploité vers les études supérieures. Seule une élève a abandonné en cours de route.

En plus de leur cursus scolaire normal, ils suivent, entre leur seconde et leur terminale, quatre semaines d'ateliers et de cours magistraux. L'objectif de ce programme porté par le pôle «égalité des chances et diversités» de Sciences-Po : se projeter vers l'avenir, s'autoriser des ambitions, acquérir une méthodologie de travail et s'acclimater à des codes sociaux qu'ils ne maîtrisent pas encore.

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Cela n'empêche pas certains élèves d'avoir des craintes solidement ancrées sur l'avenir. Pour Denis Saygili, qui enseigne la philosophie dans le Val-d'Oise et anime l'un des ateliers du matin, «on ne se défait pas de ses déterminismes sociaux en deux semaines. Mais on les amène à réfléchir sur les codes, on a notamment travaillé l'attitude du corps.» Aurélia Tamburini, professeur de français à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), juge elle aussi que, depuis la dernière session, les lycéens «ont compris qu'on peut jouer des codes sociaux, qui ne sont pas forcément une contrainte. Théâtraliser peut aider à dédramatiser les stéréotypes dont ils sont victimes et qui sont humiliants». Denis Saygili : «Il s'agit aussi de montrer que vous pouvez prétendre à de grandes ambitions sans pour autant trahir les vôtres.»

Reims, 10 juillet 2018. Reportage à Sciences Po Reims.
Denis 
COMMANDE N° 2018-0894Denis Saygili, professeur de philosophie dans le Val d’Oise. Photo Marie Rouge pour Libération

Davina, en 1ère ES dans le quartier de Barbès (Paris, XVIIIe), aimerait devenir directrice marketing, mais redoute que sa mère, assistante dans une école élémentaire, ne puisse payer les frais de scolarité, souvent élevés, d'une école de commerce. Participer à Premier campus, au moins, «me permet de voir comment marchent les études supérieures, comment c'est organisé.» La jeune fille a déjà de nouvelles habitudes : «Avant, je ne prenais pas le temps de lire des livres, reconnaît-elle. Si je voyais un mot à la télé que je ne comprenais pas, je n'allais pas regarder sur Internet. Maintenant, j'essaye d'enrichir. Et je ne dis plus "Sonia, elle a dit", mais "Sonia a dit". A force de nous le répéter, c'est rentré !» A côté, sa copine Sonia, venue de Bagnolet (Seine-Saint-Denis) et qui se destine à la présentation du journal télévisé, abonde : «J'ai plus envie de parler comme avant. Je ne parlais pas mal, mais voilà, je parlais "du 93". Ça m'apprend à grandir, à changer de langage».

Reims, 10 juillet 2018. Reportage à Sciences Po Reims. Sonia 
COMMANDE N° 2018-0894Sonia, lycéenne en Seine-Saint-Denis. Photo Marie Rouge pour Libération

«Je navigue mieux entre les différents registres de langage»

Osiris, en 1ère S au lycée Joliot-Curie de Nanterre (Hauts-de-Seine), le dit lui aussi : s'il a toujours fait attention à sa manière de s'exprimer, son passage par Premier campus et sa rencontre avec les enseignants, en particulier Françoise Boulay, la professeure de chaire supérieure qui leur fait travailler le langage, l'a rendu encore plus attentif. Une année a passé depuis que ce fils d'électricien a mis pour la première fois les pieds à Reims : «Je navigue mieux entre les différents registres de langage, j'ai plus confiance. Au collège, j'étais plutôt observateur, maintenant je m'adapte plus vite.» Lui qui se destinait jusqu'ici à l'ingénierie dans les nouvelles technologies se demande maintenant s'il ne va pas tenter le concours de Sciences-Po. En tout cas, il «finira boss» : «J'ai envie de gérer», sourit le lycéen.

Reims, 10 juillet 2018. Reportage à Sciences Po Reims.
Osiris 
COMMANDE N° 2018-0894Osiris, lycéen dans les Hauts-de-Seine. Photo Marie Rouge pour Libération

Cette année, des ateliers artistiques (danse, calligraphie, théâtre…), une matière «très discriminante socialement» relève Denis Saygili, et des séances axées sur l'entreprise sont venus compléter la maquette pédagogique de la semaine à Reims. «Les interventions sur l'entreprise, ça m'a apaisé, juge Osiris. Je pensais que travailler ne me servirait pas plus que ça. La rencontre avec la femme de chez Total m'a donné le sourire parce que j'ai vu qu'on pouvait adorer son travail, pas le faire juste pour l'argent.»

«Dans beaucoup de milieux sociaux, ce sont les parents qui transmettent un capital culturel, qui relisent éventuellement le CV ou adaptent la lettre de motivation, explique Hakim Hallouch, responsable du programme. Nos jeunes n'ont pas cet appui donc ils font comme ils peuvent, avec un tas de petites boulettes – comme prendre un modèle de CV sur Google par manque de repère – qui réduisent leurs chances et donnent une image d'eux qui n'est pas la meilleure. Ce qu'on a voulu faire, c'est les alerter là-dessus.»

«J’ai davantage confiance en moi, chacun développe ses capacités»

Les ateliers avec des professeurs issus de leurs lycées, et axés sur la langue, l'esprit critique ou la formulation de la pensée sont eux toujours au programme. Denis Saygili juge les participants «plus ambitieux intellectuellement et demandeurs d'approfondissement» que l'année précédente. «Ils sont plus à l'aise et savent à quoi s'attendre, complète Aurélia Tamburini. Je pense qu'ils essayent de tirer le maximum du dispositif, il y a une libération de la parole au sens où ils la prennent sans avoir peur de paraître ridicules.»

Reims, 10 juillet 2018. Reportage à Sciences Po Reims.
Aurelia 
COMMANDE N° 2018-0894Aurélia Tamburini, professeure de français en Seine-Saint-Denis. Photo Marie Rouge pour Libération

Sonia le confirme : «Je n'avais pas trop confiance en mes capacités intellectuelles. J'avais besoin d'accompagnement. J'ai davantage confiance en moi, chacun réussit à développer ses capacités. Les timides ont pris confiance, on sent bien la différence dans le langage et l'attitude des gens.» Evidemment, les élèves ont aussi grandi juste parce que c'est de leur âge. Mais Premier campus a permis d'accélérer leur marche vers l'autonomie. Marius Quesney, conseiller principal d'éducation en région parisienne et responsable de l'encadrement des lycéens, estime qu'ils «se sont approprié les cours, les lieux, et ont gagné des automatismes. Ils n'hésitent plus à se projeter vers des choses qu'ils n'envisageaient pas». Davina : «La vie en collectivité oblige à s'adapter au caractère de tout le monde. Chez moi je suis assez calme, ici on me force à sortir, à vivre en communauté.»

Reims, 10 juillet 2018. Reportage à Sciences Po Reims. Davina 
COMMANDE N° 2018-0894Davina, lycéenne à Paris, XVIIIe. Photo Marie Rouge pour Libération

En février 2019, la prochaine session sera la dernière. Ensuite, ce sera les épreuves du bac et les études supérieures. Pour Hakim Hallouch, «tout le sens de notre travail, c'est la conquête de la légitimité. C'est l'autonomie qui permet de la conquérir. Si tu te sens légitime, tu te sens libre de faire, de dire, de changer d'avis, et quand tu te sens libre, tu n'es pas juste assigné à un rôle social automatique.» Quand les lycéens ne seront plus là, d'autres les remplaceront : une cohorte d'une cinquantaine de nouveaux élèves de seconde sont arrivés à Reims cet été. A l'endroit où Sonia, Davina, Osiris et les autres se tenaient timidement en juillet 2017. Un peu moins libres, peut-être, qu'aujourd'hui.