Une entreprise responsable, des instances de régulation bien rodées et des gains qui vont majoritairement aux joueurs. La présidente de la Française des jeux (FDJ), Stéphane Pallez, interrogée sur France Inter jeudi, a dressé le portrait d’un système sain que la privatisation prochaine ne viendrait pas ébranler. Pourtant, depuis plusieurs années, des spécialistes de l’addiction au jeu demandent une meilleure régulation des jeux à gratter, et notamment du numéro 1 des ventes, le «Cash».
Cash, c'est «plus d'une chance sur quatre de gagner», et des sommes allant jusqu'à 500 000 euros. Il y a ces chiffres mis volontiers en avant, et d'autres, moins attrayants. Comme celui-ci : entre 2012 et 2016, la part des personnes qui ont sollicité de l'aide pour combattre leur addiction est passée de 19,8 % à 46 % rien que pour ce jeu. Ces données, fournies par Armelle Achour, présidente de l'association SOS joueurs, sont issues du livre Régulation et jeux d'argent et de hasard publié en avril, deux mois avant l'annonce de la privatisation de la Française des jeux, prévue au mieux début 2019. Cet ouvrage universitaire recommandait déjà plus de régulation, notamment pour les jeux à gratter, les plus problématiques, dont fait partie Cash, lancé en 2009. «Dès 2010, nous avons alerté la FDJ sur les problèmes posés par ce jeu et le nombre important de personnes particulièrement vulnérables concernées», écrit Armelle Achour. Sont notamment cités les cas d'adultes déjà sous mesure de protection, notamment curatelle et tutelle, «qui, au lieu d'assurer leur quotidien en nourriture, consacrent l'argent dont ils disposent aux grattages» (9 % des demandes d'aide), des personnes en invalidité (21 % des demandes) ou encore souffrant de troubles bipolaires (7 %). «Il y a deux grands profils de joueurs pathologiques, résume Marc Valleur, psychiatre au centre Marmottan à Paris, spécialisé dans les pratiques addictives. Les gens impulsifs, qui aiment prendre des risques, franchir les lignes jaunes, et des joueurs par automédication. Ce sont des gens déprimés, anxieux, qui vivent des situations difficiles et qui jouent pour fuir la réalité.»
Selon la dernière enquête sur le sujet, publiée en 2014 par l'Observatoire des jeux et l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes), la France compte aujourd'hui 250 000 joueurs excessifs - dont 40 % aux jeux de loterie, qui incluent les jeux à gratter - et 1 million présentant un «risque modéré» - dont 60 % aux jeux de loterie. «Le passage d'un jeu loisir à un jeu excessif commence à se faire à partir du moment où le budget jeu a des conséquences sur le budget nécessaire à la vie, ce qui explique la vulnérabilité des personnes qui ont très peu de revenus. Le jeu occulte tout le reste de l'existence», explique Marc Valleur.
«L’Etat gagne tout le temps»
Pierre Perret, ancien joueur et fondateur de l'Institut du jeu excessif, témoigne : «On se réfugie dans le jeu pour oublier la réalité, ce sont des émotions qu'on n'a pas dans la vie ordinaire, on rêve de changer de condition sociale d'un coup de baguette magique. Mais à un moment, ça devient obsessionnel, de l'esclavage.» Autres facteurs de dangerosité, le prix des jeux et la fréquence de gains, aussi faibles soient-ils. «Si vous misez 100 euros, avec cette somme vous jouez un nombre de fois plus ou moins important selon le prix des jeux. Or plus souvent on joue, plus fort est le potentiel d'addiction», détaille Jean-Michel Costes, directeur de l'Observatoire des jeux, qui dépend du ministère de l'Economie. C'est le cas des jeux à gratter, et notamment de Cash, dont le ticket coûte 5 euros.
Jusque-là, la Française des jeux n'a jamais eu intérêt à les supprimer (ils représentent 50 % des ventes de l'entreprise, et Cash a rapporté 2,4 milliards en 2017). Ni l'Etat à réglementer : garant des problématiques de santé publique, il est aussi bénéficiaire des recettes, puisqu'il est actionnaire de la société à 72 %. «L'Etat fixe les règles et gagne tout le temps», constate Jean-Michel Costes. Un rapport de la Cour des comptes, publié en 2016, pointait d'ailleurs les lacunes de la régulation des jeux d'argent et de hasard. Il préconisait, «pour la protection des publics fragiles», la levée de l'anonymat, soit la création d'une carte joueur dans les tabacs, comme dans les casinos. Une mesure également demandée par SOS joueurs depuis des années. En vain, même si les régulateurs savent depuis longtemps que les interdits de casino se reportent souvent sur les jeux de la FDJ. La publicité, de l'avis de nombreux spécialistes, pourrait également être mieux encadrée. Jean-Michel Costes : «Que voulez-vous faire en termes de prévention quand il y a une telle publicité ? Ce n'est pas en disant "Attention, jouer peut comporter des risques" qu'on résout le problème.»
Conflit d’intérêts
Les ventes de la Française des jeux sont d'ailleurs en hausse (+ 185 % entre 1995 et 2016, + 5,7 % sur la dernière année), et ce sont les joueurs les plus fragiles qui contribuent à ce succès. «1 % des joueurs génèrent 60 % du chiffre d'affaires de la FDJ. Or les joueurs problématiques se nichent dans ce 1 %, détaille le président de l'Observatoire des jeux. Quand [le chiffre d'affaires] progresse, ce n'est pas qu'on a trouvé d'autres joueurs, c'est que ces joueurs-là jouent davantage. Cette évolution n'est donc pas une bonne nouvelle du point de vue de la santé publique.» Et les chiffres, selon plusieurs personnes interrogées, sont probablement sous-estimés. D'abord parce que le jeu, longtemps considéré comme un produit comme un autre, n'a pas été un objet d'étude. «Il y a l'idée, alimentée par le marketing, que c'est une activité banale, fréquente, donc on a tendance à penser que ceux qui perdent le contrôle le perdent uniquement de leur fait, explique Amandine Luquiens. On charge la personne alors qu'en réalité, ce n'est pas un produit ordinaire, il comporte des risques en lui-même.» Marc Valleur abonde : «Très longtemps on a dit qu'il n'y avait pas de problème avec le jeu. A Marmottan, dès 1998, nous avions des joueurs qui allaient mal, mais il a fallu presque dix ans pour que ce soit entendu. Ce n'était dans l'intérêt d'à peu près personne.»
Le conflit d'intérêts persiste, et explique le doute sur la fiabilité des chiffres. Car l'Etat régule mais finance également la recherche et le soin, quand ce n'est pas directement la FDJ qui s'en charge. L'association SOS joueurs par exemple, reçoit des subventions de l'entreprise depuis 2001 - sans que l'on sache précisement combien, l'association n'ayant jamais répondu à nos sollicitations. C'est aussi le cas du CHU de Nantes et son service addictologie, l'un des plus importants de France, qui produit également des études. «De manière philosophique, il y a un vrai problème. Mais dans les faits, dans mon travail, je n'ai aucun lien avec la FDJ, ils n'interviennent pas sur nos publications», se défend une psychologue du CHU. «Je pense que les études sont correctes, mais consciemment ou inconsciemment, il y a des biais dans les recherches, dans ce sur quoi on met l'accent, une forme d'inquiétude sur des prises de position qui seraient trop dures envers les opérateurs [la FDJ mais aussi le PMU par exemple, ndlr]», juge Marc Valleur.
«Opportunité»
Le nombre de suicides chez les joueurs excessifs serait notamment sous-estimé, selon Amandine Luquiens, tout comme les coûts indirects des jeux d'argent. «Il manque à la France une étude scientifique qui englobe tous les effets du jeu problématique : chômage, divorce, surendettement, santé, dépression, délinquance, suicide… liste le député Régis Juanico, membre de Génération·s et auteur de deux rapports sur le sujet. Mais si on fait une extrapolation à partir des données d'autres pays, on arrive à 9 milliards d'euros.»
Pour certains spécialistes, le projet de privatisation de la FDJ pourrait donc avoir le mérite d'éclaircir les places et les rôles de chacun. «Le système n'est ni efficient ni transparent. Si l'Etat s'empare vraiment de la prévention car il est dégagé du rôle d'opérateur, ça peut être une opportunité», juge Amandine Luquiens. «Il faut savoir quelles mesures vont être prises, tempère Marc Valleur. Jusqu'ici, la ministre de la Santé est restée très discrète, au second plan.»
Selon nos informations, l'interdiction de Cash, dont le cas est le plus préoccupant, n'est pas envisagée mais le nombre de tickets gagnants pourrait être réduit, afin de rendre le jeu moins addictogène. «On aurait pu créer un organisme de contrôle et de régulation indépendant sans pour autant privatiser», juge de son côté Jean-Michel Costes. «L'expérience montre que privatiser, c'est faire baisser les régulations. Avec la privatisation, ce sera le règne du chiffre d'affaires, il n'y aura plus d'état d'âme», prédit-il. Reste à savoir qui prendra en charge le coût social du jeu quand les recettes iront dans les poches d'une entreprise privée.
«C’est une façon comme une autre de combler le vide, parce que je suis seule»
F., une retraitée de 77 ans, a commencé à jouer après la mort de son mari, il y a quatorze ans. D'abord au casino d'Aix-en-Provence, non loin de Marseille où elle vit. Puis, une fois interdite de casino, aux jeux à gratter, avec une préférence pour Cash. «Avant, je détestais le jeu, mais quand ça m'a pris, j'ai été accro très vite. C'est une façon comme une autre de combler le vide, parce que je suis seule», analyse-t-elle.
Comme beaucoup de joueurs excessifs, elle raconte les premiers gains, ceux du début, qui poussent longtemps après à jouer. «Je me dis que comme j'ai déjà gagné, je dois continuer. Il y a une femme au tabac qui a gagné 500 000 euros, pourquoi pas moi ?» Son interdiction d'accès au casino ayant pris fin, elle pourrait y retourner. Mais «c'est plus facile de gratter. Je descends juste au tabac, je n'ai pas besoin de prendre le car». Plusieurs fois, elle a essayé d'arrêter, sans jamais y parvenir. «J'ai vu un addictologue, ça ne m'a pas fait grand-chose, et le psy me donne des médicaments pour la dépression, mais ça ne marche pas.» Toujours la même mécanique : «Quand je commence, je ne peux plus m'arrêter, je suis dans un état fébrile, j'ai le cœur qui bat, je suis en nage.» Alors il n'y a plus de limite.
Tant qu'il lui reste de l'argent, elle joue, environ 50 euros par jour, jusqu'à dépenser chaque mois une retraite correcte et creuser son découvert. Même si le frigo reste vide. Et même si ses enfants lui en veulent au point de couper les ponts. «A chaque fois que je sors du tabac, je me donne des gifles. Je me dis : "Mais t'es bête ou quoi ?"»