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Libération
édito

Contre Google, cherchez encore

publié le 22 juillet 2018 à 19h26

Au regard de la surface financière acquise par Google, l’amende que vient de lui infliger l’Union européenne, pour record qu’elle soit, a tout d’une goutte d’eau dans un océan de dollars. Que représentent en effet 4,3 milliards d’euros au regard d’une capitalisation boursière qui dépasse les 700 milliards d’euros et d’une trésorerie qui avoisine les 100 milliards ? Si Google devait demain matin s’acquitter de cette douloureuse dont l’éventuel versement, remis aux calendes grecques, dépend désormais de l’appréciation de la Cour de justice européenne saisie en appel, il ne lui en coûterait guère plus de deux semaines de chiffre d’affaires ou encore environ un huitième de ses bénéfices annuels. Même pas mal, serait-on tenté de penser à première vue, d’autant plus qu’au rythme où progresse la régulation, elle se révèle souvent très déphasée face à la vitesse de changements technologiques incessants.

Il reste qu'au-delà de ce seul montant, la décision de Bruxelles pourrait logiquement commencer à éroder le très juteux modèle économique mis en place par le géant d'Internet et freiner quelque peu sa croissance vertigineuse. Mais à certaines conditions seulement. Sans attendre l'issue du contentieux actuel, la multinationale de Mountain View, dans la Silicon Valley californienne, va devoir apporter d'ici mi-octobre les «corrections» réclamées par les services de la concurrence de la Commissaire danoise Margrethe Vestager. Au risque, cette fois, de se voir infliger des astreintes pouvant représenter jusqu'à 5 % du chiffre d'affaires journalier moyen et mondial de sa maison mère, Alphabet. Une menace autrement plus conséquente. Jusqu'ici le deal dans les smartphones était clair : en échange des milliards de dollars annuels d'investissements que dépense Google pour développer et entretenir son système d'exploitation Android, les milliers de fabricants de smartphones dans le monde qui l'installent gratuitement dans leurs modèles - plus de 24 000 à ce jour - étaient contraints de favoriser en retour un accès privilégié à ses principales applications comme son navigateur Chrome, son outil de recherche ou sa boutique d'applications Google Play. Grâce à Google, ces mastodontes industriels quasi exclusivement asiatiques ont pu lancer des smartphones toujours moins chers et gagner des centaines de millions de clients (il s'est vendu 1,25 milliard de mobiles équipés d'Android en 2017 selon l'institut d'études de marché IDC). Avec pour résultat que 80 % d'entre eux pianotent aujourd'hui avec un mobile «powered by Google». D'où les cris d'orfraie du moteur de recherche, qui fait mine de ne pas comprendre pourquoi on veut mettre des bâtons dans les roues d'un écosystème qui, comme le dit Al Verney, porte-parole du groupe, «a créé davantage de choix pour tout le monde, pas moins». A l'avenir, les best-sellers de mobiles comme Samsung, HTC ou encore Huawei ne pourront plus bénéficier des subventions distribuées par Google en échange de la préinstallation de Google Search sur leurs écrans d'accueil. Une simple mise en avant qui, d'après les projections de l'analyste S&P Global Market Intelligence, devrait générer jusqu'à 60 milliards de revenus publicitaires mobiles pour Google en 2018. Pour rappel, avec son compère Facebook, la société règne en duopole sur le marché publicitaire français dont les deux géants sont, et de très loin, les premiers bénéficiaires. Les marques de smartphones pourraient même aller jusqu'à se rebeller et faire payer à Google cette place de choix sur leurs interfaces, bien qu'elles aient été développées à partir du code Android fourni gratuitement. Bruxelles attend également de sa décision qu'elle incite les fabricants de smartphones à développer des versions alternatives maison à Android, en s'appuyant sur la partie libre ou open source du code livré par Google.

Reste que cette remise à plat des règles qu’espère forcer la commission ne sera que d’un maigre soutien si des alternatives crédibles venant de la part de concurrents ayant déjà atteint une taille critique n’émergent pas très rapidement. Et force est de constater qu’ils ne sont guère nombreux aujourd’hui à pouvoir se lancer dans cette bataille titanesque qui, au regard des plus pessimistes, semble perdue d’avance. Autrement dit, si l’amende infligée par Bruxelles crée en théorie les conditions pour favoriser plus de concurrence et d’innovation sur un marché aujourd’hui très cadenassé, elle ne suffira pas, en l’absence d’autres incitations sonnantes et trébuchantes bien plus structurelles, à changer la donne autrement qu’à la marge. Où l’on en revient toujours à la question d’une Europe capable de favoriser dans le numérique des offres technologiques de nature à rivaliser avec le gigantisme américain, comme elle a su le faire dans l’aérien avec Airbus. Si un rééquilibrage économique par le droit s’impose, cela ne suffit pas.