Le pavé de la place du Tertre, déserte, est luisant de pluie. De la tour Eiffel, un voile noir ondule sur les toits de zinc. Hâtant le pas, nous rejoignons notre abri, la «vigie» du Sacré-Cœur. Après avoir salué une mamie qui tricote dans sa loge, nous pénétrons dans une pièce d’une vingtaine de mètres carrés éclairée par une étroite ouverture. Quelques Famas - fusil d’assaut - sont posés au sol non loin d’un carton rempli de pains au lait et de biscuits chocolatés. Dix couchettes superposées ont été installées. Une radio crachouille dans un coin. Une patrouille de quatre hommes nous suit de près, ils s’ébrouent tels des chiens mouillés. Une autre se prépare.
Les présentations sont brèves. Nous voici embarqués avec le groupe 31 de la section du lieutenant Stéphane. Huit chasseurs et deux sergents : Hugo et Rachid. Ces hommes jeunes, une vingtaine d'années pour les militaires du rang, une trentaine pour les sous-offs, appartiennent au prestigieux 27e bataillon de chasseurs alpins basé à Annecy. Héritier des résistants des Glières, celui-ci comprend 1 200 hommes entraînés au combat en montagne et aux environnements difficiles, habitués aux conditions rustiques des «opex» (opérations extérieures), de l'Afghanistan au Mali. Après avoir partagé avec eux quelques jours en haute montagne l'hiver dernier, par un froid sibérien (-30° C), je les retrouve, non pas encordés sur les crêtes des Aravis ou des Fiz, mais sur la face nord… de la butte Montmartre.
Rachid m’aide à enfiler une «frag», un gilet pare-balles d’une dizaine de kilos sur lequel il mousquetonne mon casque lourd. Je complète ma tenue avec la «tarte», l’emblématique béret des troupes de montagne, impérativement inclinée sur la gauche pour pouvoir viser avec l’œil droit. J’échappe à la radio, à la matraque télescopique, aux chargeurs et aux 4 kilos du Famas sans compter le Pamas (pistolet) que les sous-offs portent à la hanche. En tout, quelque 20 à 25 kilos. L’orage a faibli. Les touristes étrangers font un timide retour sur le parvis et les escaliers. Quelques-uns essaient de nous prendre en photo à la dérobée. Un Américain explique à sa femme que nous sommes certainement les figurants d’un film d’action.
Nez contre le goudron
«Une armée marche sur son estomac.» Si Napoléon disait vrai, l'opération Sentinelle, après la période d'urgence post-Bataclan, quand les militaires se nourrissaient de rations de combat, est conçue pour durer. Nous débarquons en milieu de soirée, à douze, avec les Famas et tout le barda, dans un restaurant qui a signé un accord avec l'armée (menu avec plats du jour, pas d'alcool). Pendant que nous nous faufilons entre les serveurs, un chanteur à touristes massacre Paname de Léo Ferré : «Ce soir, j'ai envie de danser, de danser avec les pavés.» A quelques mètres de nous, une dizaine de cadres dynamiques en costards et robes de cocktails célèbrent leurs retrouvailles au champagne.
Un verre d'eau à la main, nous prenons enfin le temps de nous connaître. Si le sergent Rachid a grandi dans les quartiers sud de Grenoble, la plupart des premières classes et caporaux sont originaires de villes moyennes de province éloignées des Alpes : Perpignan, Périgueux, Agen, Le Mans, Tours… «Pourquoi vous êtes-vous engagés ?» Les réponses fusent : «C'était après le Bataclan» ; «pour faire du sport» ; «pour être au cœur de l'action»… Certains ont été étudiants, d'autres se sont présentés à la sortie du lycée, ils ont peut-être même connu de petites galères…
«- Mais pourquoi le 27e ? Vous étiez montagnards ?»
Nicolas, un pas très grand, aux épaules taillées en angles droits, se marre :
«- Je n’avais jamais fait de ski avant, encore moins d’alpinisme. Mais les recruteurs m’ont dit que les régiments les plus actifs étaient les chasseurs alpins et les paras.
- Et alors ?
- Ben… cinq missions Sentinelle en dix-huit mois, ça fait un peu beaucoup !» reprend un autre.
«- Malgré les primes ? [Elles sont de l’ordre de 1 000 euros par mois pour un militaire du rang, ndlr].
- Oui, malgré les primes. Je préférerais partir en opex.»
Les autres approuvent pendant que Rachid tempère :
«- A Paris on ne peut vraiment pas se plaindre. La bouffe est bonne, les logements sont corrects. On a du temps pour faire du sport. Et puis pendant les "QL" [les quartiers libres], on a des gratuités dans les musées, des réducs pour les spectacles et les matchs.
- Vous avez beaucoup de QL ?
- On fonctionne avec des cycles de huit jours : deux jours de patrouille, deux jours de "QRF", de nouveau deux jours de patrouille et deux jours de QL…
- QRF ?
- Quick Reaction Force [force de réaction rapide]. On est en alerte, mais on s'entraîne et on fait du sport.
- Vous pouvez descendre à Annecy voir votre copine pendant les QL ?
- Eh non, on ne doit pas trop s’éloigner de Paris.
- Pas trop dur ?
- Un mois ça va… Au bout de deux mois, la norme, c’est plus difficile.»
La nuit au nouveau fort de Vincennes, après une ultime patrouille, a été courte. Le sergent Hugo nous rassemble sur la pelouse pour une séance de crossfit. Je fais équipe avec les deux plus baraqués de notre groupe. La séance commence par une série de 150 squats : flexion des jambes en projetant le cul en arrière. Nous enchaînons avec 150 rotations de corde à sauter. Les choses se gâtent sérieusement avec une série de 100 pompes et 100 tractions. Oui, 100 ! Les muscles saturés d’acide lactique, je m’affale dans l’herbe après une dizaine de pompes. J’ai le droit alors, régime de faveur, de poser les genoux à terre. Facile ? Oui, pendant quelques minutes, mais au-delà de 60 pompes, je m’écroule à nouveau. Mes équipiers prennent alors le relais en faisant 20 pompes de plus chacun pour compenser ma contre-performance… Je suis éclaté pendant que Rémy, le photographe, s’amuse à m’immortaliser en vrac.
Le pire est à venir avec une session de secourisme au combat et en environnement civil. Le moniteur, un ancien pompier, a imaginé des situations assez réalistes. Je suis ainsi invité à jouer le rôle d'un alcoolo agressif. Un de nos gars gît au sol, face à terre, en coma éthylique. La patrouille s'approche pour lui porter secours. Elle est aussitôt prise à partie par notre bande, bouteille de bière à la main. J'agrippe un chasseur par sa frag et tente de me saisir de son Famas. Grossière erreur ! Je me suis attaqué à Antoine, ceinture noire de judo, accompagné par une autre cathédrale de muscles. En un éclair, mon bras est immobilisé par une clé. Alors que je lâche la bouteille, je suis saisi par le collet et projeté à terre. Pas le temps de dire «pouce, les gars, c'était juste pour jouer…» Je me retrouve le nez contre le goudron, traîné par terre et «serflexé» (menotté par un lien en plastique). Un costaud m'aide à me relever en s'excusant : «Je ne vous ai pas fait trop mal ? J'ai essayé de retenir mes coups… mais les automatismes…» Le lendemain, la section est en formation militaire Azur (activité en zone urbaine), dans le parc d'un hôpital psychiatrique désaffecté aux allures de post-Tchernobyl, avec ses herbes folles et ses arbres géants. Incommodé par le pollen des bouleaux et des platanes, je tousse comme un tubar.
Une ombre surgit
Après une série d'exercices où je joue le rôle d'un sapeur du Génie, préposé à l'échelle télescopique, le sergent Hugo me tend un pistolet factice. «Tu peux jouer le rôle d'un "méchant"?» Comme dans mes jeux d'enfant, je prends une minute d'avance sur un trinôme armé jusqu'aux dents afin de me planquer dans le bâtiment et de les piéger. Le photographe, pacifiste réformé P4 (une astuce pour échapper au service militaire en se faisant passer pour un fou) hésite entre amusement et affliction en me voyant ravi de jouer à la guerre. Histoire d'atavisme sans doute, je n'ai pas choisi mon nom.
L’hôpital est une mine de recoins et de placards. Décidé à vendre chèrement ma peau, je m’embusque le mieux possible dans une salle de bains au sol jonché d’éclats de verre. Surveillant l’arrivée des soldats entre les gonds de la porte, je pointe mon flingue en plastique. Surtout, ne pas tousser. Une ombre surgit : je tire. Les deux autres suivent : je tire deux fois de suite. Trois à zéro pour moi. Deuxième mi-temps : même tactique dissimulé derrière une chicane. Nerveux, sentant la toux venir, je tire trop tôt… mais trop tard pour sortir le drapeau blanc. Trois à un : fin de la partie.
Dernier jour et ultime patrouille à la gare du Nord. Le sergent-chef Martial, un athlète qui a traîné ses guêtres dans les Balkans et au Moyen-Orient, se propose d’assurer notre protection rapprochée à 20 mètres environ de la patrouille des quatre chasseurs. Je m’amuse de ses lunettes de soleil dans les couloirs du RER.
«- Une précaution si un dingue me balance une bouteille d'acide, se justifie-t-il.
- Tu es donc une cible ?
Il hausse les épaules :
- Je suis serein… mais vigilant. [Il sourit.] Pas de problème. Ils peuvent venir.»
Après les couloirs du RER, nous rejoignons par un escalier de service les quais de la gare. Sur un long mur, des artistes de rue ont peint une série de graffs qui n'ont rien à envier aux pochoirs de Bansky. Une dame essoufflée tire une lourde valise à roulettes. Elle s'approche sans crainte. «Bonjour messieurs les militaires, pourriez-vous m'indiquer la direction pour le Thalys ?» Loin de ses alpages et de ses combes enneigées, notre patrouille se fond dans le décor urbain. Les passants de cette gare parisienne bondée ne nous prêtent guère attention. Aucune hostilité, un peu d'indifférence. L'habitude peut-être ?
Photos Rémy Artiges