La maison est petite. Une ancienne bergerie de pierres sèches, perdue au milieu des champs à quelques kilomètres de Cargèse. Pierre et Michèle Alessandri se sont installés ici en 1979, ont agrandi la construction de leurs mains, ont bâti une distillerie d’huiles essentielles à une enjambée de la maison. Lui est originaire du village. Elle, sportive et savoyarde, a quitté sa montagne natale pour vivre à ses côtés. Le salon sent l’immortelle, le romarin et le bois. Quelques tableaux colorés peints en prison par le père de famille sont accrochés aux murs, d’autres sont posés sur le sol en attendant de se trouver une place. C’est ici que le couple Alessandri a élevé ses deux enfants, Stéphanie et Antoine.
C'est ici également, le 21 mai 1999, que les policiers de la division nationale antiterroriste (DNAT) sont venus interpeller le militant nationaliste. En 2003, Pierre Alessandri a comparu aux côtés des autres membres du commando Erignac devant une juridiction spécialisée. Il a reconnu avoir participé à l'assassinat du préfet de Corse perpétré le 6 février 1998 à Ajaccio. Il a même revendiqué «collectivement» un acte politique visant «non pas un homme mais un symbole de l'Etat français». Verdict : la réclusion criminelle à perpétuité. Emprisonné depuis dix-neuf ans, Pierre Alessandri est inscrit sur la liste des «prisonniers politiques» dont la nouvelle majorité territoriale de l'île réclame l'amnistie, au titre d'une réconciliation entre l'Etat français et les nationalistes corses.
Le détenu purge aujourd’hui sa fin de peine à la maison centrale de Poissy, en région parisienne. Accessible depuis un an à la libération conditionnelle, il ne réclame pas d’amnistie mais un simple transfert vers la prison de Borgo, en Haute-Corse, la seule à pouvoir accueillir les «longues peines».
Lettre ouverte
La dernière fois que Pierre Alessandri a vu sa maison, c'était l'après-midi du 21 septembre 2015. Entouré de militaires du groupement d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) lourdement armés, il a été autorisé à se recueillir devant la sépulture d'Antoine, son fils de 31 ans, décédé accidentellement cinq jours plus tôt. Impossible, pour des raisons de sécurité, d'assister à l'enterrement. Pas plus que de pousser la porte de sa maison. Une heure devant la tombe, c'est le maximum qui lui a été accordé. Dans une lettre ouverte rédigée à son retour en cellule, le détenu apostrophe avec amertume le fils décédé : «O figliolu, un hai trovu che què per fà mi rientrà in casa ?» («Mon fils, tu n'as trouvé que ça pour me faire rentrer à la maison ?») «On a eu l'impression que l'administration pénitentiaire nous faisait une fleur», juge, amère, Stéphanie Alessandri, la fille aînée du prisonnier. La jeune directrice hôtelière de 35 ans, mère de deux enfants, choisit soigneusement ses mots avant de donner son sentiment. Elle en est convaincue : «Si mon père avait été incarcéré en Corse, il aurait pu assister aux obsèques de mon frère.» «Tout comme il aurait pu venir à l'enterrement de sa mère, Anna, morte un mois après Antoine», renchérit Michèle Alessandri. Après la mort de leur fils, cette belle femme aux pommettes hautes n'a plus eu «la force de monter au parloir».
Assise dans son jardin, elle confie n'avoir plus vu son compagnon depuis dix-huit mois. «Le voyage est très fatigant : la voiture, l'avion, le RER, ça épuise, explique-t-elle. Et puis je ne supporte plus le bruit de la prison, la population carcérale. Ça fait presque vingt ans… Avant, je prenais sur moi, je faisais l'effort. Mais depuis le décès d'Antoine, c'est devenu trop difficile.» Heureusement, «il y a le téléphone, deux fois par jour. Ça nous a permis de garder un lien très fort. On apprend à créer une autre intimité, reliée à la voix de l'autre». On apprend à attendre, aussi. Et à compter, cela va de soi. Depuis sa cellule, «Pierre a calculé qu'en cumulant toutes les heures de parloir, c'est comme s'il avait vécu pendant trois mois quotidiennement avec Antoine», souffle Michèle.
Attablées côte à côte, mère et fille s'accordent à dire que la «double peine» de la prison et de l'éloignement est d'autant plus difficile à supporter qu'elles n'ont aucune certitude quant au sort qui sera réservé à leur proche incarcéré. «Aucune situation n'est vraiment comparable à celles de mon père et d'Alain Ferrandi [incarcéré dans la même maison centrale de Poissy, ndlr], estime Stéphanie Alessandri. On a le sentiment qu'ils n'ont aucun statut : l'acte qu'ils ont commis est totalement politique. Pourtant, on nous dit que les prisonniers politiques n'existent pas en France. En même temps, ils n'ont pas droit au traitement des prisonniers de droit commun qui sont tous rapprochés de leurs familles.» Alors que les détenus basques sont transférés un par un à Mont-de-Marsan, que les détenus jihadistes sont renvoyés près de chez eux, elles commencent à s'épuiser d'attendre. «Surtout en fin de peine, c'est très éprouvant. A chaque nouvelle élection, chaque nouvelle échéance, on y croit, on espère. On se dit que c'est pas possible, que ça ne peut pas durer toujours, qu'une réponse positive va finir par arriver.»
«Carapace»
Simon'Paulu, le fils d'Alain Ferrandi attend lui aussi le retour de son père. Il n'empêche, le jeune homme de 22 ans préfère se blinder et «n'y croira que quand on [lui] mettra l'ordre de transfert signé sous les yeux». Assis à la terrasse d'un bar de la vieille ville d'Ajaccio, l'étudiant en ingénierie écologique à l'université de Corse remet sa casquette en place, coiffe ses cheveux longs et prévient : «Je ne suis pas très expansif.» Il le sait, on le lui a souvent dit, le ton est distancié, clinique, même lorsqu'il accepte de s'épancher un peu. Normal, «il a fallu se construire une carapace, j'ai été élevé comme ça», justifie-t-il. Le premier souvenir que Simon'Paulu garde de son père, désigné comme le chef du commando Erignac, c'est celui de son arrestation. La division nationale antiterroriste qui débarque à la maison au petit matin, le père qu'on emporte. «Je me rappelle tout : l'endroit où ils l'ont mis à terre, le visage de ma mère. J'avais 3 ans.»
Son père, il ne l'a connu qu'au parloir, «mais cela n'a jamais empêché ni l'affection ni la construction d'un lien très fort entre nous». Et puis, «on a vu du pays», se déride le jeune homme dans un sourire ironique, en faisant la liste de toutes les prisons visitées au cours des vingt dernières années. «Bien sûr, notre relation est particulière, reconnaît Simon'Paulu Ferrandi. Mais j'ai toujours été fier de mon père. Et j'ai toujours le même besoin de le voir.» «Monter» au parloir n'est toutefois pas une partie de plaisir : quatre ou cinq fois par an, «environ». Il faut calculer le coût très important du trajet, du logement, la difficulté à concilier cet emploi du temps contraint avec son travail en alternance. Et «l'ombre de la pénitentiaire qui plane en permanence dans votre dos».
Avec le temps, «l'usure émotionnelle» a gagné le jeune homme qui se réjouit de «pouvoir tenir physiquement». Psychologiquement, c'est plus dur. «J'ai de plus en plus de mal à supporter l'instant où on doit se dire au revoir, lâche-t-il. Tu vas à la prison, tu vois ton père là-dedans… Puis il faut apprendre à gérer ce moment où tu sors de la prison et où lui, il y reste.» La carapace semble sur le point de se fissurer. Mais non, Simon'Paulu Ferrandi se redresse soudain, le regard droit : «Ce qui est très important, c'est de bien comprendre qu'on ne demande pas de traitement de faveur. On n'attend pas de pitié non plus, surtout pas de pitié.»