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J'ai testé

Une bonne dose de sex-appels

J'ai testé...dossier
Durant une semaine, il a fallu devenir Ophélia, jeune femme avenante au léger strabisme et à la forte poitrine, pour être animatrice de téléphone rose, étonnante concurrence aux mastodontes X du Web. Un exercice qui requiert talents d’improvisation et imagination débridée. Extraits des plus tièdes aux plus chauds.
(Dessin Sandrine Martin)
publié le 24 juillet 2018 à 17h26

Assise en tailleur sur mon canapé, je répète les quelques lignes de mon texte. Après tout, ce n'est rien de plus que du théâtre. Mon personnage ? Ophélia (1), 34 ans. Sauf qu'il n'y a personne pour donner la réplique à cette fieffée pécheresse que je dois incarner. Alors je m'efforce de raviver mes vieilles expériences sur les planches, en réprimant tant bien que mal quelques fous rires. L'affaire est sérieuse : j'enregistre l'annonce destinée à appâter le chaland sur la plateforme de téléphone rose pour laquelle je m'apprête à travailler. Il faut donner envie, ravaler mes restes d'accent comtois, croire en ce que je déclame et, surtout, faire abstraction du ridicule de la situation. Me voilà en survêtement au milieu de mon salon imprégné de déco animalière, à scander sur une boîte vocale : «Je suis une femme coquine et pleine d'humour. Je recherche un homme qui a envie de sexe, sans tabou et sans prise de tête. Très ouverte à toutes les pratiques, je suis partante pour un bon plan baise.» Pourvu que mes voisins n'entendent rien…

Via Skype, notre moyen de communication privilégié, ma «coach» valide l'annonce et met en ligne mon profil, que je découvre. Du texte à la photo, en passant par l'âge et le pseudonyme, tout a été décidé pour moi par la société qui m'emploie, basée en Suisse, sans que j'aie mon mot à dire. «Vous vous plaisez ?» me demande la coach, que je surnomme Madame Claude. «Vous êtes jolie, naturelle», ajoute-t-elle. Je ne sais pas si j'aurais choisi ce dernier adjectif : sur la photo, une jeune femme au léger strabisme pose en porte-jarretelles, lascivement accroupie sur un lit, dans un décor rustique. Ses cheveux, très longs, effleurent son énorme poitrine. Elle a les tétons percés. Je dois me convaincre que c'est moi, et retenir ses caractéristiques physiques pour être convaincante auprès de mes interlocuteurs.

Il va falloir apprendre vite : aussitôt mon profil validé, Madame Claude me transmet une liste d'instructions. Une trentaine de minutes plus tard, je devrai être une «animatrice» performante et professionnelle. Je ne pensais pas que mon «embauche» serait si expéditive : trois lignes de motivation sur un formulaire en ligne, deux coups de fil, un rendez-vous via Skype, et c'était parti. En revanche, aucun contrat : «Tout repose sur la confiance.» L'animatrice fournit ses disponibilités (de préférence, plus de six heures par jour, au moins cinq jours par semaine) et se connecte à une plateforme en ligne qui assure la bascule des appels sur son téléphone fixe. Elle sera payée par virement au début du mois suivant en fonction du temps passé au téléphone : 5 centimes la minute si l'appel vient de France, 12 pour la Belgique, 20 pour la Suisse…

Nonobstant les primes à la performance qu'on me fait miroiter, il va falloir muscler mon art de la conversation. D'autant que, contrairement à ce que je pensais, tous ne sont pas là uniquement pour se pignoler et m'entendre gémir. Certains pensent avoir affaire à un service de rencontres amoureuses et je ne sais franchement pas à quoi ressemble l'annonce qu'ils ont vue, ni même où elle a été publiée. Il ne faut pas «avoir de problème moral» à mentir à ces hommes en leur faisant miroiter du sérieux. Là où ça se corse ? Quand mon téléphone sonne, je sais simplement de quel pays provient l'appel, mais pas ce que me veut mon interlocuteur. C'est donc à moi de diriger la conversation pour le découvrir. C'est plus compliqué qu'il n'y paraît. Mais pas de panique : tous les appels sont enregistrés, «dans une optique d'amélioration», bien sûr. Il me faut aussi potasser la géographie, pour toujours laisser croire que je suis cette fameuse fille chaude près de chez vous. On me fournit une liste de quartiers des principales villes belges et suisses, que je punaise près du téléphone. Après avoir ingurgité les directives, je clique sur le bouton vert de mon interface. Désormais joignable, je suis impatiente, mais j'ai un trac monstre. Et s'il y a des blancs dans la conversation ? Et si je suis mauvaise ? Et si quelqu'un découvre que je suis journaliste ?

La sonnerie retentit. Je bondis (le temps que je mets à décrocher est chronométré) et lance un «allô» enjoué en souriant, comme on me l'a conseillé. S'ensuivent dix-neuf minutes laborieuses, limite pénibles, avec un trentenaire taiseux et maladroit. Qu'est-ce qu'il veut à la fin ? Parler météo jusqu'à demain ? Alors qu'on en venait enfin poussivement à son intérêt pour la fellation, il raccroche, sans doute suffisamment échauffé. Je suis vexée. «Très prometteur», m'encourage pourtant Madame Claude. Soit, mais le monsieur très impoli qui voulait que je le prenne en bouche pourrait au moins dire au revoir !

En ce mois de juin, plus de 6 500 appels sont passés par cette plateforme, dont 13 par moi. Extraits.

Le plus gênant

Pleine d'entrain, je tente une approche autour de cette journée ensoleillée. D'emblée, de sa voix plombante, Alain, 54 ans, qui vit en Seine-et-Marne, a tranché : non, il ne fait pas si beau. Qu'importe, je rebondis sur la fin de journée. Rebelote : il est «au chômage économique» depuis longtemps. Qu'à cela ne tienne, je lui demande à quoi il ressemble. A l'évocation de cheveux poivre et sel, Ophélia l'enjôleuse cherche à le flatter en osant une comparaison avec George Clooney. Il ne sait pas qui c'est. J'ai envie de me pendre avec le fil du combiné, et on dirait bien que lui aussi. Il est là «pour passer un bon moment». C'est mal parti. Je prétends, malgré tout, être enchantée. «Moi zaussi», répond-il. Il faudra tout de même quatre minutes de ce supplice pour que notre amour impossible prenne fin.

Le plus touchant

«Et alors, qu'est-ce qui t'arrive, pourquoi t'es toute seule ? T'es mignonne comme tout, c'est dommage !» Didier est du genre crédule. Pourtant, à 43 ans, ce commercial de Montauban a déjà connu plus d'une déconvenue : il évoque des factures de 100, voire 200 euros de téléphone, pour des conversations «bidon» avec des filles qu'il n'a jamais pu rencontrer. Le revoilà qui retente sa chance. Mais cette fois c'est différent : mon profil, «mon sourire», lui ont tapé dans l'œil. J'ai de la peine pour lui, mais je joue le jeu. Je lui sers mon numéro de manucure à domicile, toulousaine, libre et indépendante, lassée de se «prendre la tête»… Exactement ce qu'il cherche : marié et père de deux enfants, il a besoin de «casser la routine, de voir autre chose», sans pour autant vouloir divorcer. «L'être humain n'est pas construit pour vivre quarante ans avec la même personne», philosophe-t-il. Il n'a de cesse de me complimenter sur ma voix et, malgré moi, je suis flattée. Il me confie nager souvent pour soulager son dos endolori. Incroyable : moi aussi ! Sans doute un coup de mon signe astrologique (je suis poisson). Nouveau point commun !

Ragaillardi par tant de signes du destin, Didier évoque la possibilité de nous retrouver à sa piscine habituelle, dont il me donne l'adresse, pour «faire des mucs mucs» dans les vestiaires. Il ponctue ses interventions d'un improbable rire nerveux et nasillard. «Fripon ! Tu vas me faire rougir», je prétends, faussement ingénue, avant de le questionner sur ses autres fantasmes. De fil en aiguille, nous voilà passés de ses envies de sodomie («j'ai fait une fois avec ma femme, mais maintenant c'est mort») aux massages prostatiques puis, sans transition, à sa passion pour les voyages et l'astrologie. Au bout de trente minutes, le serveur nous coupe. Mais Didier, gentleman, me rappelle pour prendre congé chaleureusement. Il laisse son numéro de portable et me fait promettre de le contacter. Je suis à la fois mortifiée par la culpabilité et gargarisée par mon record de durée avec ce qui semble être mon premier client fidèle.

Le plus drôle

En deux phrases, les bases sont posées : c'est la fin de journée et Nicolas, assureur quadragénaire à Genève, a «envie de mater un porno». Ce sont ces conversations que je préfère : pas besoin de lui tirer les vers du nez pendant des heures, la demande est claire, basique, presque animale, elle ne nécessite qu'un peu d'imagination et quelques connaissances en anatomie. «Qu'est-ce qu'on se mate ?» demande-t-il, avide de recommandations. Je lui suggère un site de vidéo amateur. Il est emballé. Malheureusement, un problème de connexion internet l'empêche momentanément d'y accéder. Il me demande de lui lire le menu en attendant de réparer son bazar. Je m'exécute : Il démonte le fion de sa copine française ; Gang bang en plein air pour cette Milf affamée…Intérieurement, je suis hilare.

Le plus répugnant

A 25 ans, Guillaume, agriculteur près de Périgueux, m'appelle de son tracteur. Naïve, je blague autour de L'amour est dans le pré en tentant de cerner sa requête. Je suis bien loin du compte : très vite, mon correspondant, aussi bourru que tordu, veut savoir «quand j'ai baisé pour la dernière fois». Puis si j'ai «déjà baisé avec quelqu'un de ma famille». Décontenancée, je tente de faire diversion en décrivant la ribambelle de gâteries que je pourrais lui faire (jusqu'à promettre de m'empaler sur son levier de vitesse, signe ultime de ma détresse). Mais Guillaume n'en démord pas : ce qu'il veut, c'est inclure mes aïeux dans ses fantasmes incestueux. Je l'entends grogner à mesure qu'il se paluche. Je gémis, mollement malgré tout, mais le malaise ne me quittera pas avant plusieurs jours. D'autant que sur le tchat interne entre animatrices, plusieurs filles parlent de lui cet après-midi-là. Il est allé jusqu'à vouloir impliquer les enfants mineurs de l'une d'entre elles. Fort heureusement, nous assure Madame Claude, on peut raccrocher en cas de force majeure. J'aurais préféré le savoir avant.

L’estocade finale

21 heures. Long silence au bout du fil. Je soliloque. Et enfin Damien, 32 ans, se décide à parler : «Tu n'es pas comme les autres filles, toi, tu raccroches pas.» Je sens tout de suite que ce jeune Suisse est probablement légèrement handicapé mental, alors je m'assure discrètement qu'il est conscient de payer pour me parler. C'est le cas, et il semble même habitué de ce service. Ce soir, il voudrait que je fasse mine de le sucer. Celle-là, je ne l'avais pas vue venir ! Il ne dit rien, alors je me lance. C'est parti pour vingt minutes de bruits de succion, les doigts dans la bouche, et de temps à autre au fond de la gorge. Après tout, qu'est-ce que cela me coûte de lui apporter un peu de bon temps ? On dirait que j'ai du talent pour le bruitage. «J'espère que tu vas rester pour toujours au téléphone rose !» conclut-il, enthousiaste. Pas moi : en deux jours et environ sept heures au téléphone, j'ai gagné 18,89 euros. Que Madame Claude m'a aussitôt repris pour cause de «départ intempestif».

(1) Le pseudonyme et les prénoms ont été modifiés.

Dessins Sandrine Martin