Une place du quartier de l’Europe, à Colombes, dans les Hauts-de-Seine. Le 26 avril, un règlement de compte entre bandes rivales pour le contrôle du trafic de drogue fait trois blessés par balle. Âgées de 13 et 17 ans, les victimes sont alors mineures. Un événement tragique qui a motivé la municipalité de droite dirigée par Nicole Goueta à mettre en place une mesure exceptionnelle : un couvre-feu pour les plus jeunes, malgré un premier essai avorté par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise en 2016. Dans les faits, toute personne de moins de 17 ans non accompagnée d’un majeur et se trouvant dans les quartiers de l’Europe, des Fossés-Jean ou du Petit-Colombes entre 22 heures et 6 heures du matin pourra être conduit au poste par la police, d’où ses parents seront contactés.
Dans le dédale des immeubles du quartier Europe, les habitants n'ont pas eu vent de la mesure pourtant entrée en vigueur mardi soir. «Dans une lettre aux habitants, la municipalité promettait de prendre des mesures pour sécuriser le quartier. Mais à aucun moment l'éventualité d'un couvre-feu n'a été évoquée», s'étonne une habitante. Si la décision trouve de nombreux soutiens, lassés des conflits perpétuels dans les cités de Colombes, elle a évidemment ses détracteurs. «C'est quand même dingue qu'on apprenne par la presse que de telles mesures ont été décidées pour nos quartiers sans même nous consulter», regrette Abdelkrim Mesbahi, administrateur des Maisons des jeunes et de la culture (MJC) de la ville.
Une mesure extrême
Le quartier des Fossés-Jean, lui aussi concerné par le couvre-feu, semble pourtant bien tranquille en cette journée caniculaire de juillet. Au beau milieu des tours, le centre social organise des activités pour les jeunes pendant les vacances scolaires. Les quelques téméraires à avoir bravé la chaleur n'avaient, eux non plus, pas eu vent de la nouvelle. Un dispositif qui leur paraît bien démesuré. «Il m'arrive d'aller passer la soirée chez ma cousine, à quelques minutes de chez moi, raconte Leslie. C'est fou de penser que je pourrais être arrêtée si je décide de rentrer à pied à 23 heures !» Plus encore, la connotation du terme «couvre-feu» inquiète. Il reste très largement associé aux zones de conflits, voire de guerre. Et la population a du mal à comprendre un choix aussi extrême à quelques encablures seulement de Paris. Pour Fatou, 27 ans, il s'agit d'une «surenchère, qui ne soulagera le problème que temporairement».
Dans le quartier du Petit-Colombes, placé en Zone de sécurité prioritaire (ZSP), c'est ici que le conseiller municipal d'opposition Yahia Bouchouicha (PCF) a ses habitudes. Assis en terrasse d'un restaurant asiatique, il n'hésite pas à interpeller les autres clients. Lorsqu'une quadragénaire lui dit comprendre la décision de la municipalité d'instaurer un couvre-feu, «par nécessité d'aider les jeunes qui se font facilement influencer dans les rues des quartiers», il s'agace légèrement : «Mais vous ne trouvez pas que c'est une décision arbitraire, provocatrice ? lance-t-il. Pourquoi la municipalité ne cible-t-elle que trois quartiers et non la ville entière ? C'est une stigmatisation supplémentaire à l'encontre des populations concernées.» Ali vit dans le quartier du Petit-Colombes. S'il assure comprendre que «des mesures exceptionnelles doivent être prises, on ne peut pas obliger les gens à rester chez eux». Un couvre-feu ne représente rien de moins qu'une restriction de la liberté de circuler.
S’appliquera, s’appliquera pas ?
«Il serait illégal d'imposer un couvre-feu sur la totalité d'un territoire. Des périmètres spécifiques doivent nécessairement être délimités», explique Alain Faugeras, directeur de la sécurité et de la prévention à la Ville de Colombes, qui reçoit le dispositif comme un «outil de prévention». De nombreux habitants ne sont pas convaincus et craignent que cet arrêté ne fasse qu'empirer la situation dans les quartiers. «Cela va rajouter de l'huile sur le feu, notamment en matière de confrontations avec la police», prédit Abdelkrim Mesbahi.
Depuis mardi, la police municipale assure avoir fait des rondes pour veiller à ce que le couvre-feu soit appliqué. Pourtant, les Colombiens ne voient pas de différence flagrante. Certains se demandent s'il ne s'agit pas d'une vulgaire opération de communication de la municipalité. «En tout cas, je peux vous dire qu'il y a deux jours, des ados ont fait du vacarme pendant toute la nuit !» constate une habitante des Fossés-Jean, pourtant opposée au dispositif.
Contactée par Libération, la mairie explique ne pas vouloir communiquer à propos de cette mesure. Alain Faugeras, directeur de la sécurité de la ville, estime que «c'est justement parce qu'on lui a reproché de trop en faire lors du précédent couvre-feu, en 2016, que la municipalité ne s'exprime pas cette fois sur le sujet». Il saisit l'occasion pour rappeler que 60 % des personnes interpellées par la police à Colombes depuis le 1er janvier 2018 sont mineures. Un chiffre qui grimpe encore sur les trois quartiers concernés par la mesure. Vols à l'arraché, agressions physiques… Les nuisances sonores ne seraient que «la partie visible de l'iceberg». «Tant que l'Etat n'amendera pas l'ordonnance de 1945 [relative à l'enfance délinquante, ndlr] nous n'aurons pas d'autre choix que de recourir à des mesures locales. Avant l'instauration du couvre-feu, nous n'avions aucun levier légal pour intervenir dans certaines situations», affirme Alain Faugeras. De quoi justifier, semblerait-il, la mise en place d'un dispositif aussi exceptionnel jusqu'à la fin de l'année 2018.