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Libération
Décryptage

Air France: passage à vide

Patron introuvable, difficultés avec l’Etat actionnaire, malaise social… La compagnie, qui a annoncé mercredi la facture salée de la grève du printemps, cumule les problèmes.
Durant la grève des salariés d’Air France, à Roissy-Charlesde-Gaulle, le 11 avril. (Photo Marc CHAUMEIL)
publié le 1er août 2018 à 21h06

Une vacance du pouvoir inédite. Voici bientôt trois mois qu’Air France-KLM n’a plus de patron, alors que l’entreprise a essuyé au printemps quinze jours de grève qui lui ont coûté 355 millions d’euros. Et des turbulences se profilent à nouveau à l’horizon. La plupart des syndicats appellent à un nouvel arrêt de travail en septembre, faute notamment de PDG avec qui elles pourraient négocier. Revue de détail des avaries qui menacent l’avenir de la compagnie.

Le PDG introuvable

Jean-Marc Janaillac, qui était en fonction jusqu'au 4 mai, a jeté l'éponge après un référendum qui l'a désavoué. Une présidente par intérim lui a succédé, mais le conseil d'administration ne lui a pas donné mandat pour négocier sur le front social. Situation plutôt surréaliste pour un groupe de 80 000 salariés, qui possède 539 avions, réalise plus de 25 milliards d'euros de chiffre d'affaires et porte les couleurs de la France à travers le monde, avec l'Etat comme actionnaire de référence. Un nouveau boss a, certes, été pressenti dès la fin du mois de juin, mais son profil était loin de faire l'unanimité. Ses opposants se sont donc fait un plaisir de torpiller sa nomination avant que son embauche ne soit scellée : le directeur financier de Veolia, Philippe Capron, a finalement été éjecté du processus. Le recrutement du nouveau PDG d'Air France-KLM avait pourtant été annoncé avant le début de la trêve estivale. Mais l'affaire traîne en longueur. Selon les informations recueillies par Libération, trois candidatures seraient encore en compétition. La première est celle de Denis Olivennes, 57 ans, qui dirigeait jusqu'à ces derniers jours le pôle «médias» de Lagardère. Cet énarque a été directeur général adjoint d'Air France à l'époque où Christian Blanc en était le PDG, entre 1993 et 1997. Ce dernier pousse aujourd'hui la candidature de son ancien lieutenant. Le deuxième postulant est, lui aussi, un ancien cadre dirigeant d'Air France, Pascal de Izaguirre, aujourd'hui PDG de la compagnie aérienne Corsair. Raymond Soubie, ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy à l'Elysée, est l'un de ses soutiens. Enfin, la compagnie aérienne américaine Delta Airlines, actionnaire à 9 % d'Air France-KLM, milite pour un candidat venu des Etats-Unis. Son profil d'ex-patron d'une grande compagnie américaine le placerait en pôle position, mais les discussions semblent achopper sur la question de son salaire. Car initialement, le nouvel arrivant ne devait pas percevoir plus que son prédécesseur, soit 1,2 million d'euros par an, bonus compris. «Ça ne fait pas lourd dans ce métier où les autres patrons de compagnies aériennes émargent entre 4 et 16 millions d'euros par an», rigole un ancien cadre dirigeant d'Air France. Finalement, le conseil d'administration aurait accepté de desserrer les cordons de la bourse, pour mettre la barre à 2,5 millions d'euros, soit 100 % d'augmentation. Les syndicats, qui réclament 4 % de revalorisation salariale et n'ont pas obtenu gain de cause, réserveront sans doute le meilleur accueil à ce nouveau boss, s'il débarque avec une fiche de paie de ce calibre.

L’option KLM

En attendant, dans le couple Air France-KLM, pacsé en 2004, les Hollandais de KLM, tentés un temps de prendre le pouvoir, ont, semble-t-il, renoncé à leur projet. Interrogé par Libération, Peter Elbers, le président du directoire de KLM, pressenti comme numéro 1 de l'ensemble Air France-KLM se refuse «à toute spéculation». Pourtant, il pourrait revendiquer quelques galons supplémentaires au regard des derniers résultats financiers. Durant le premier semestre 2018, le résultat d'exploitation de KLM a atteint 388 millions d'euros, quand celui d'Air France accuse une perte de 164 millions. La marge bénéficiaire de la compagnie hollandaise est quatre fois supérieure à celle de sa cousine française. En outre, du côté d'Amsterdam, le climat social est nettement plus tempéré qu'à Roissy-Charles-de-Gaulle, siège d'Air France. De fait, KLM pourrait commencer à être lasse de jouer les bons élèves, voire rêver de prendre le large. Prudent et peu disert sur la question, Peter Elbers choisit le confort des éléments de langage : «Tout le monde travaille dur, aussi bien pour Air France que pour KLM.»

La rentabilité en baisse

Du côté des affaires d'Air France justement, il y a un peu de plomb dans l'aile. Les recettes de la compagnie sont en baisse, alors que le transport aérien mondial progresse en moyenne de 5 % par an. La grève de ce début d'année a fait perdre beaucoup d'argent à l'entreprise : 335 millions d'euros de chiffre d'affaires en moins entre les vols annulés et l'indemnisation des clients. Pire, l'image d'Air France en a pris un coup auprès des grandes entreprises : ses gros clients renâclent, en ce moment, à renouveler les contrats annuels qui leur permettent de faire voyager leurs cadres. Enfin, la remontée du baril de pétrole devrait alourdir la facture carburant de quelque 700 millions d'euros cette année. Pendant ce temps, les concurrents affichent, eux, une santé éclatante. Au premier semestre 2018, la compagnie allemande Lutfhansa a gagné 677 millions d'euros. Or ces profits conséquents sont autant de trésorerie pour financer une guerre sans merci dans le transport aérien mondial. «Air France n'a pas les moyens de participer à quelques grandes opérations comme le rachat de compagnies potentiellement à vendre comme Alitalia, Wizz Air ou Norwegian», note l'analyste financier d'Oddo Securities Yann Derocles. British Airways, elle, a déjà mis en œuvre cette stratégie, en rachetant l'espagnole Ibéria et la compagnie low-cost Vueling. Au premier semestre de cette année, la compagnie britannique a engrangé 2 milliards d'euros de bénéfices nets, pour 22 milliards de chiffre d'affaires. De quoi faire rêver Air France.

Le climat social maussade

Le nouveau boss d'Air France-KLM, quel qu'il soit, aura pour première priorité de déminer le terrain social. Les représentants des salariés demandent toujours une augmentation de 4 % à 5 % après sept annnées de blocage salarial. Un montant que l'actuelle direction de la compagnie n'est pas prête à accepter sans compter. «Cette revendication salariale ne peut être satisfaite et le conseil d'administration a déjà indiqué qu'il n'était pas possible d'aller au-delà de ce qui a été proposé», a indiqué, ce lundi, le directeur général adjoint d'Air France-KLM, Franck Terner, lors de la présentation des résultats semestriels.

L’Etat actionnaire indécis

Actionnaire de référence d'Air France-KLM avec 14 % du capital, l'Etat devrait s'en mêler. Mais il hésite sur la stratégie. La vente totale de sa participation n'est plus un tabou, sans être pour autant actée, comme l'a montré le pas de deux avec Accor (lire page 3). Le ministère de l'Economie a en tout cas été très agacé par le départ inattendu du PDG Jean-Marc Janaillac et l'absence de scénario de succession. Obnubilé par la réforme de la SNCF et la grève qui s'en est suivie et mobilisé par la privatisation future d'Aéroports de Paris, l'exécutif va devoir embarquer sans attendre dans le dossier Air France, s'il veut éviter une nouvelle crise.