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J'ai testé

De la truite dans les idées

J'ai testé...dossier
Levé dès l’aube, avec notre attirail du parfait pêcheur, on s’est planqué sur les bords du Thaurion, en pays creusois, pour guetter le poisson. En attendant que ça morde, on s’est adonné à la rêverie, bercé par les souvenirs d’enfance, les légendes locales et les poèmes surréalistes.
Un peu tôt, l'heure du coq. (Photo Stéphane Lagoutte. Myop pour Libération)
publié le 1er août 2018 à 17h06

Je me levai ce matin-là dans les gorges du Thaurion, milieu de la Creuse (à Pontarion, prendre à droite), tiré d’une sieste de trente heures par des cris d’hirondelles, une chorale de merles, tout autour le boucan de la rivière. C’était en juin. Partout, la campagne bouillonnait de bruits et d’odeurs qu’en temps normal j’aurais tenté d’apprendre. Mais j’avais à faire : pêcher une truite.

Tout était prêt. J’avais la besace pleine, un matelas d’herbe dedans. Dans les poches, du fil neuf, des bouchons, quelques vers (des gros) et puis des cuillères, au cas où, des qui brillent et tout. J’avais mis une veste, emprunté une canne, parfumé mes tempes et plié mes vêtements la veille comme l’écolier avant la rentrée noircit son cahier à l’encre nouvelle. J’avais révisé aussi. Lu et revu un tas de choses. Ce texte de Tzara sur la pêche crépusculaire - «Glaciale est l’offrande elle bat le linge à la rivière sous les arcades» - et d’autres plus pratiques : «lancer le toc», pourquoi et comment «séduire le poisson», où se poster, où attendre. Je m’étais préparé encore, cherchant dans ma tête les souvenirs. Le père réveille ses gosses à l’aurore : promenade dans les champs, brume matinale, voix chuchotantes. Le bruit des sauterelles, les pieds trempés d’herbes hautes. Un cours d’eau passe ici, des poissons volants (!), sandwich au pâté englouti bien avant.

Le Thaurion est une belle rivière, large et forte en novembre, elle jaunit en hiver car son sol est sableux, s’adoucit au printemps quand les feuillus bourgeonnent et les vents changent de sens. Le fleuve en bas passe les ruines, jusqu’à un vieux pont en pierre où se cacher. Il y fait bon. Souvent, on y organise des concerts, d’oiseaux et de vaches. Tout le monde aime, les Anglais s’y promènent avec leurs chiens à poil long. Il y a un parcours pour eux, balisé de pancartes où l’on dit que le vieux pont a été détruit par la Résistance, en 40, pour bloquer les Allemands.

Le coin m’avait été soufflé chez Bichette, bistrot à Sardent, mais pas du premier coup, bien sûr : le tuyau s’est chiffré à cent verres. Un type m’avait touché deux mots sur la pêche à la grenade, un autre sur la fois où son oncle avait ferré une oie à la mouche. Et comme la bête paniquait en gueulant, il avait fallu l’abattre au lance-pierres. Paraît que le venin d’abeille attire la poiscaille. Avant de partir à la rivière, chercher une ruche et y balancer un coup de latte. Pour la douleur : appliquer une bouse, «mais alors très fraîche».

On avait fini par me dire. Au Thaurion, Jean, «il avait sorti un saumon des rapides». 26 centimètres. Jean, c’était la légende des pêcheurs en pays creusois. Le genre qu’on croisait à la fin des orages, traversant les bleds en meule, parce qu’après le tonnerre, les fritures mordent mieux. Un jour, des gars d’Ahun s’ennuyant à la Gartempe l’auraient vu foncer au torrent. Il aurait crié : «J’ai pas le souper, ma femme va m’tuer», pour revenir deux minutes après, un brochet gros comme ça à l’hameçon.

Dans la Creuse, Jean était un héros. Mais dans la vie, c’était un pauvre homme, qui longtemps avait trimé chez Renault. Sa retraite, c’était un lopin à Maisonnisses, où il cultivait des patates et lisait des poèmes. Dans la Creuse, la vie est plus simple qu’à l’île Seguin. Et puis on y croise peu de bagnoles, ou alors au pas. Là-bas, les routes sont sinueuses. Entre les murets de pâturages décorés par la mousse, il faut éviter les poules qui parfois s’échappent, les chevreuils qui traversent sans faire gaffe. Et à y réfléchir, plutôt que de regarder le parcours, mieux vaut scruter le ciel, les buses qui planent haut dans l’azur, au-dessus de la terre et au-dessus du troupeau. Quand Jean bossait chez Renault, à la fin, on l’avait mis au ménage. La pêche, les dimanches à Puteaux, comme d’autres vont à la messe, c’était sa façon à lui d’être libre. Dans la Creuse, un jour, Jean s’est payé une barque. Et l’a nommée l’Intrépide. Mais l’Intrépide n’a pas vogué longtemps. Car Jean a vite été cul-de-jatte.

Une fois, à la Rigole du diable, j’ai vu des pêcheurs en concours. Une dizaine, côte à côte, tous énormes et tous gras, espacés des mêmes mètres, chacun assis sur leur chaise de concours. Un machin confortable avec à gauche un seau d’amorce et un autre d’asticots, à droite une bourriche de six mètres. La bourriche devait être assez longue pour aller de la chaise jusqu’à l’eau, de sorte que les pêcheurs n’avaient pas à se lever pour y mettre le poisson. A chaque prise, ils se contentaient de remonter leur canne et la relançaient aussitôt, dans un ballet étrange. C’était à celui qui en sortirait le plus. A la fin, on comptait. Et la rivière était vide. Quand il n’y aura plus de poissons, c’en sera fini des hommes. C’en sera fini des poèmes.

Au Thaurion, j’y étais allé seul et m’étais caché sous la ruine. La rivière y formait des creux, à l’ombre des ronces. J’avais lancé ma cuillère et l’avais ramenée, comme il faut. Puis relancé encore, et encore à nouveau. Il y avait un gros chat, je m’en souviens, venu dans le secteur pour cueillir des pommes, qui me zieutait en face en caquetant du col, l’air de se demander quoi faire là.

Alors c’est arrivé, j’ai vu la truite ! Au loin, elle peinait contre le courant, sautant les barrages en sens inverse des chutes, et j’ai traîné ma grisonnante jeunesse jusqu’à elle, m’isolant sous les fougères. Devant moi, le miroir fragile, tourbillonnait un saule, et Jean, chantant sa formule magique : «Tu virevoltes dans le courant ta peau blanche sous l’écume tu frottes les dents du ciel.» Dans le reflet, j’ai vu naître une promesse : la truite et moi réunis, pour toujours et maintenant. J’ai donc envoyé mon fil, tendu vers elle comme l’échelle, avec au bout mon leurre, et je singeais sa course, imaginant la suite : moi l’heureux menteur, j’allais revenir à Sardent leur montrer ma belle prise. On m’offrirait un pot, on me taperait sur l’épaule. Les pêcheurs de concours pourraient bien se rhabiller, sans parler des Allemands. Et j’ai senti quelque chose. Donc j’ai tiré fort, d’un coup sec. Mais je n’ai remonté cette fois qu’un hameçon solitaire. Car la truite avait fui. J’ai pris racine depuis, la chaude paresse vieillie, pétrifié par le temps.