Mélia attrape le manche de la scie circulaire à onglets. «Tu vois, là, tu bloques ta planche. Tu pousses le loquet de sécurité, tu abaisses la scie. Vérifie que la lame tombe bien sur le trait que tu as tracé.» C'est parti. Et attention à tes tympans, tes doigts, tes yeux. J'ai le casque antibruit, les lunettes de protection, les gants. Zouiiiiiiiiiiiiiiignnn. «A toi», dit la jeune architecte. A moi. Zouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiignnn. Crayon, mètre, équerre, je trace un trait sur la planche. Zouiiiiiiiiiiiiiiiignnn. Tout pile sur le trait. Et ça sent bon le chêne coupé. Sur le tableau noir de l'atelier, quelqu'un a écrit : «C'est celui qui fait qui a raison.» On est à la Fabrique d'architectures bricolées, chez les Saprophytes, un collectif d'architectes et d'urbanistes lillois branché sur l'éducation populaire. Ici, celui qui fait, c'est tout le monde. Salah, ancien chauffeur de camion-citerne, fabrique un réhaussoir pour un meuble. Antonio, collégien, construit une étagère pour sa chambre. Marie-Michèle, ex-prof d'histoire-géo, prépare des croisillons pour faire grimper des clématites. Dany, menuisier retraité, découpe un manche pour un vieil outil à ramasser les asperges. Samira, prof d'espagnol, crée une bibliothèque. Moi, j'ai décidé de faire une chaise.
Je n'ai jamais fait de menuiserie à part un peu de ponçage, enfant, pour aider mon père, mais à la «Fab», on m'assure que je vais réussir à la construire en quelques heures. Une chaise costaude, facile à faire, avec des planches de bois recyclé et des clous, créée par Enzo Mari dans les années 70. Ce designer italien voulait permettre aux gens de fabriquer leur mobilier et de s'affranchir de la société de consommation, avec des plans en accès libre, simples et modifiables. Ce précurseur du do-it-yourself a appelé ça l'«autoprogettazione», l'«autoproduction», qu'il vivait comme un projet politique. Son livre de plans traîne dans l'atelier. Sa chaise, en vente en kit à 261 euros sur un site de design, ne me coûtera rien à moi. Enfin, si. Les 15 euros d'adhésion à l'association des Saprophytes, mais j'aurais pu aussi bien «payer» en offrant quatre heures de bénévolat. L'équivalent de 1 000 «clous», la monnaie d'échange utilisée à la Fab, pour «acheter» le bois recyclé avec lequel on travaille. Marie-Michèle a tellement de «clous» qu'elle est la Banque de France, dit Mélia. Pour l'instant, personne ne s'en occupe beaucoup, mais comme de nombreuses associations gravitent autour, ça va être utile de commercer en clous dans les mois qui viennent, avec le succès de la Fab. Quand on fait un don de bois, on est crédité de clous, et débité si on vient en chercher. Un mètre linéaire vaut 10 clous. «Mais c'est en fonction de l'état du bois», précise Mélia.
Mon magnifique plancher en chêne récupéré chez un charpentier doit valoir un peu plus. En plus les planches s'emboîtent grâce aux rainures, «pratique pour faire l'assise de la chaise», dit Mélia. Avant de démarrer, elle m'embarque dans la gigantesque maison de poupée qui fait office de bureau et de cabane à outils : ici les vis, les clous de toutes tailles, ici le papier à poncer, ici les équerres. Là, les lunettes de protection, les casques antibruit, les chaussures de sécurité. Je me lance.
Wooooooooooon
Ça se complique tout de suite. Les chutes de plancher ne dépassent pas 12 centimètres de large ; or, sur le plan, les planches d'Enzo Mari sont à 20. Trois pour l'assise, c'est trop étroit, quatre, c'est trop large. Je hasarde : «On n'a qu'à couper la dernière.» Florian, stagiaire architecte : «Ah non, l'esprit d'Enzo Mari c'est de faire avec ce que tu as. Tu adaptes tes plans à ton matériau.» Va pour l'esprit d'Enzo Mari, après tout, c'est pour ça que j'ai choisi de fabriquer sa chaise et pas une autre. Mais attention à garder les mesures pour la profondeur, sinon on ne peut plus s'adosser, faute de pouvoir plier les jambes. Florian : «En longueur de cuisse on est limité, en largeur de fesses, non.»
Ça se complique encore quand le jeune archi me demande de dessiner les plans. Sérieux ? «Tu dois t'approprier l'objet. En école d'archi, ils nous disent tous ça : "Dessiner le bâtiment pour le comprendre."» Pfff. Je tire la langue pour bien tracer sur les lignes. Ça prend un temps fou, ça me rappelle les cours d'éducation manuelle et technique de Madame Pajon. Et je ne m'approprie pas grand-chose.
La première fois que j'ai vu les Saprophytes, ils étaient sur la place Sainte-Elisabeth, au Pile, à Roubaix, un des quartiers les plus pauvres de la ville, ils fabriquaient des meubles avec les gens qui passaient. Il y avait une pancarte par terre : «Atelier de design public», tout le matériel tenait dans une camionnette d'occase. Sur le bitume, il y avait une table, et la chaise d'Enzo Mari, déjà. C'était en 2012, pendant les vacances d'été, et ceux qui s'arrêtaient étaient surtout des ados. J'avais poncé du bois de palettes avec un gamin, il était reparti avec sa table de nuit. Tout avait l'air simple. Je m'étais dit que je reviendrais un jour, fabriquer un meuble. Depuis trois ans, la Fab a quitté la rue pour un des hangars de la Condition publique, ancien lieu de conditionnement et de contrôle de la qualité de la laine, devenu lieu de culture et d'expérimentations sociales à Roubaix. «On s'est rendu compte que les gens avaient plein d'envies mais pas de place pour stocker, et pas d'argent pour acheter les outils», raconte Mélia. Ici, on ne fait pas à la place des gens. Mélia Delplanque et Damien Grava, les architectes, aident en cas de besoin, sans chichis. On fait, on fabrique, à base de matériaux récupérés sur des chantiers et des expos. On peut venir avec son bois, ou trouver de quoi faire sur place.
Florian m'a épargnée, je n'ai pas dessiné toute la chaise, juste le plan vu d'en haut. Sinon, j'y serais encore. Les planches sont coupées, à présent, ponçons. Wooooooooooon. Les arrêtes, le plat, les coins, jamais assez. Brume de sciure dans l'atelier, je tousse, je mouche. Silicose de la menuisière. Wooooooooooon. Quatre tasseaux de pin pour les pieds, huit planches de chêne pour l'assise et les côtés. Poncé de partout, mon bois sent bon, et il se caresse comme une peau douce. On commence à voir à quoi ça va ressembler : à une chaise VRAIMENT large. «Un fauteuil, sourit Mélia. Tu vas avoir un fauteuil en chêne.» Kaddour, ancien menuisier lui aussi, me conseille de ne pas suivre le plan. Il n'aime pas le jour qu'on aperçoit entre le cadre et l'assise. Moi, si. C'est celui qui fait qui a raison, j'ai envie de suivre le plan.
Tacatacatac
Et après ? On assemble. Mélia déconseille de clouer. «Enzo Mari, c'est un punk, il met des clous partout. Si tu visses, ta chaise sera plus solide.» C'est parti. Le cadre, puis les pieds. Je m'y prends comme un manche avec la visseuse, le bois de chêne est trop dur, ça fait tacatacatac sans rien visser du tout. Kaddour me montre, fastoche. «Là, t'étais en train d'abîmer la vis, et l'embout. N'aie pas peur d'appuyer. C'est la peur qui empêche tout.» Ziiiiiiiiiiklok. Ça marche. «T'as oublié les tasseaux du dossier», dit Mélia. Je trouve des tasseaux en pin dans la «matériauthèque», un monticule de bois recyclé posé dans un coin de l'atelier.
Mélia classe les embouts de perceuse. «Tu fais du tri ?» demande Salah. Elle se marre : «Ben oui, c'est pas votre sport préféré le rangement des embouts.» On bavarde dans le fracas des bruits de l'atelier. Marie-Michèle : «Les gens ne se rendent pas compte qu'ils peuvent faire des tas de trucs de leurs mains.» Son truc à Marie-Michèle, c'est réparer les fauteuils anciens. «L'autre jour, j'ai dû retirer 200 clous d'un fauteuil en bois exotique.» Elle avoue : «Parfois j'ai un peu la trouille des machines.» Dany vient surtout «pour les rencontres», et «donner un coup de main à Salah». Il s'est fabriqué des ruches. L'autre jour, quelqu'un a construit un poulailler. Salah ponce la canne en bois d'olivier héritée de sa mère, qui a vécu toute sa vie dans les montagnes du Constantinois, en Algérie. L'ancien chauffeur de camion habite en face de la Condition publique, et il cherchait un atelier pour bricoler. «Ça fait partie de la vie de quartier, il devrait y en avoir plus, et plus souvent. Un mercredi après-midi par semaine, ce n'est pas suffisant. Parfois, il y a trop de monde, et pas assez de matériel.» Marie-Michèle a les mains qui gonflent, une crise d'arthrose. Elle a l'habitude, «ça arrive quand le temps est à l'orage». Elle regarde ses tasseaux de bois qu'elle a préparés pour ses croisillons. «Je suis déjà contente de faire tout ça à mon âge.»
Ziiiiiiiiiklok
L'assise rentre pile poil dans le cadre. «Au millimètre, Haydée !» s'extasie Mélia. J'ai les chevilles qui enflent dans mes chaussures de sécurité. L'heure tourne, vite, on visse le dossier… voilà ma chaise. Un peu trop grande, un peu brute, mais elle est belle. En sortant de la Condition publique, alors que je la pose sur le trottoir pour attendre Aimée, ma consœur photographe partie chercher la voiture, un passant s'approche : «Bonjour, m'en faudrait deux, mais plus basses, pour mon salon.» Il ne plaisante pas. Mes chevilles n'en peuvent plus d'enfler. Elles dégonflent d'un coup quelques jours plus tard, quand je montre le chef-d'œuvre à un jeune ami de la famille. Till prépare un diplôme de charpentier chez les Compagnons du devoir. Je lui raconte Enzo Mari, je montre les photos de la chaise originelle, quand soudain : «Oh, mais tu l'as montée à l'envers !» L'assise descend, au lieu de monter. «Mais non…» Le côté toboggan saute aux yeux, même. Florian avait raison, j'aurais dû dessiner. Je n'ai rien vu, Mélia et Kaddour non plus. Il me reste, piteuse, à dévisser le dossier, et le visser de l'autre côté. Deux petits coups de ziiiiiiiiiiklok.
Mardi J'ai testé deux semaines sans portable