Pendant treize jours ou presque, j’ai vécu sans téléphone portable. Ne vous méprenez pas, il ne s’agissait pas d’une cure de désintox. Mon portable est mort, tout simplement. En attendant d’en avoir un nouveau, j’ai préféré m’en passer. Et rejoindre pour un temps les 6 % de Français qui vivent sans téléphone portable (et seulement… 2 % des 25-39 ans, auxquels j’appartiens).
Jour 1
La dernière fois que j’ai regardé ce foutu téléphone, il était à 8 % de batterie. Ce soir, il ne réagit plus. Je le branche, je le rallume, rien. Ça peut sembler dingue, mais en seize ans de mobile (en comptant les Nokia 3310 et téléphones à clapet), c’est la première fois que ça m’arrive. Je ne me sens pas orpheline, mais une impression de «manque» subsiste. Je le prends machinalement en main à plusieurs reprises, oubliant à chaque fois qu’il ne se rallumera pas.
Jour 2
Avant de partir au boulot, je demande à mon mec de noter son numéro sur un Post-it, si jamais j'ai besoin de le joindre en urgence… Ça fait bien longtemps que je ne connais plus aucun numéro par cœur. Je prends un livre pour le métro : d'habitude je lis la version PDF de Libé. Arrivée au journal, je préviens mes collègues que je n'ai plus de portable. Au moment de la répartition des sujets :
«Alors moi, tu sais… je n’ai plus de portable.
- …
- Du coup, j’essaie de trouver un sujet où je n’ai pas besoin d’appeler les gens !
- (temps d'arrêt) Mais… tu sais que tu as un téléphone fixe ?»
Il trône en effet sur mon bureau, à 15 cm de ma main gauche. Je ne m'en sers quasiment jamais. «Portable mort, joignable ici ou par mail», peut-on lire sur Facebook ou Twitter. J'hésite, moi aussi, à laisser ce genre de messages. 59 % des Français sont sur les réseaux sociaux, et 82 % des 25-39 ans selon l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep). Autant dire la quasi-totalité de mon entourage. Mais, si ça se trouve, personne ne cherchera à me joindre. Je préfère ne pas savoir et devoir constater, dépitée, que personne ne réagit. Je préviens quand même mes plus proches amis, et j'envoie un mail à mes parents (qui, eux, ne sont pas sur les réseaux sociaux). Au cas où.
Après le boulot, je suis censée récupérer un vêtement dans une boutique. Pas encore habituée à m’organiser, je pars, la fleur au fusil. Je jette un œil au plan en sortant du métro, et me dirige vers la boutique. Arrivée devant le magasin, il a disparu. Ou alors je suis à la mauvaise adresse ? Je rebrousse chemin, et je tente de refaire mentalement le parcours effectué deux jours plus tôt. Mais pourquoi est-ce que je n’ai pas regardé l’adresse avant de partir ? Eclair de génie : je sors mon ticket de caisse, elle est évidemment notée dessus. C’est à 20 mètres à gauche…
Jour 3
Un collègue a peut-être un vieux portable en rab chez lui. Est-ce que je lui demande de vérifier ce soir ? Tout bien réfléchi, non. Je peux quand même m’en passer quelques jours. Début mai, Google a présenté de nouvelles fonctionnalités Androïd pour aider à la déconnexion. Autrement dit, pour apprendre aux gens à se passer de leur smartphone grâce… à leur smartphone. Je préfère la manière forte.
Jour 4
Professionnellement, on s’en sort très bien sans portable. Certes, je ne peux pas relancer mes contacts par SMS comme d’habitude mais, à mon grand étonnement, les gens répondent facilement à un numéro de fixe qu’ils ne connaissent pas. Touche rappel, touche menu, le fonctionnement de ce poste fixe n’a plus aucun secret pour moi.
Côté perso, faut que je commence à m’organiser. Je réalise que je pars ce week-end en Bretagne pour me rendre à un mariage. Deux amis doivent me récupérer à la gare de Rennes dans deux jours. Je les préviens par mail que je n’ai pas de téléphone, et qu’il faudra convenir d’un rendez-vous précis à l’avance.
J’avais zappé, un opérateur de téléphonie doit passer chez moi demain matin pour installer Internet. Le technicien est censé m’appeler quand il est en bas. Il risque d’avoir du mal à me joindre. Depuis l’open space, et avec mon fameux fixe, j’appelle l’opérateur. Trop tard : le sous-traitant a déjà mes coordonnées. Seule solution : annuler le rendez-vous moyennant une cinquantaine d’euros. Continuer à vivre sans téléphone portable, d’accord, mais si en plus je n’ai pas d’accès Internet chez moi… A force de râler (un peu), on finit par me donner les coordonnées du sous-traitant. Beaucoup plus coopératif, celui-ci note le nouveau numéro qu’il devra appeler une fois sur place.
Jour 5
Mon téléphone étant encore sous garantie pour un petit mois, je dois le renvoyer en réparation. Ce sera aujourd’hui ou jamais. A l’heure du déjeuner, en plein pique-nique dans le square à côté du boulot, je demande à un collègue d’afficher Google Maps sur son portable. Comme je connais mal le quartier, j’apprends l’adresse du bureau de poste le plus proche par cœur. Et j’étudie le trajet : tout droit, gauche, tout droit. Colis envoyé, cinq jours seulement après avoir contacté le SAV. J’aurais pu procrastiner encore plus.
Jour 6
Arrivée à la gare de Rennes. J'ai bien noté le lieu de rendez-vous (le Petit Caboulot, un bistrot proche de la sortie nord) sur un Post-it, tout comme l'horaire de mon train et mon numéro de place, puisque toutes les infos de mon billet électronique sont… dans mon smartphone. Je suis sur ma lancée, en confiance. Les portables, ça ne sert pas à grand-chose, il suffit de s'organiser un peu. Du coup, je m'organise un peu moins. Et voilà comment je me retrouve, à minuit, en train de rôder sous la pluie dans un camping mal éclairé pour retrouver le bungalow où je suis censée passer la nuit. On est six à dormir au même endroit, et je pensais que deux de mes colocataires du week-end y étaient déjà. Je suis donc partie sans vraiment prévenir les autres, qui sont restés dîner 5 km plus loin… On m'a déposée en voiture. Après une vingtaine de minutes, je dois me faire une raison : ils sont soit très bien cachés, soit pas là. Il y a bien longtemps qu'il n'y a plus de cabine téléphonique dans les campings, impossible de joindre qui que ce soit. Ce serait encore plus risqué d'essayer de retourner à l'endroit du dîner en marchant sur des départementales, de nuit. Me voilà donc, dans le noir, dans la salle commune du camping (où la lumière s'éteint automatiquement à partir de 23 h 30), en train de regarder un documentaire sur les efforts de l'équipe de foot jamaïcaine pour se qualifier pour la Coupe du monde. L'ambiance est un poil moins fun que Rasta Rocket. Mon cœur sursaute à chaque bruit de moteur. Est-ce enfin l'heure de mon salut ? Raté. Et aucun canapé en vue. Mes cinq colocataires arrivent, tous ensemble, une petite heure après.
Jour 7
Mariage. Au moins, je ne fais pas partie de la catégorie «relou qui gêne la photographe en essayant de prendre ses propres photos ratées avec son portable». Je fais partie du dernier convoi pour rentrer me coucher : au moins je suis sûre que la mésaventure de la veille ne se répétera pas. Mes colocataires vérifient d’ailleurs régulièrement si je suis encore avec eux. Ne pas avoir de portable, ça signifie aussi accepter d’être infantilisée.
Jour 8
Enfin. Mon mec commence à recevoir des messages qui me sont destinés. Il fait le relais mais avec quelques heures de retard. Comme il a la flemme de répondre, je prends son portable pour écrire à sa place (enfin à la mienne, mais avec son nom, mais du coup en signant du mien… c’est compliqué). Son téléphone n’est jamais verrouillé : je réalise que je pourrais regarder toutes ses conversations, tout le temps. Révélation. Confiance totale.
Jour 9
Une amie laisse un message (sur son téléphone, donc). Est-ce qu’enfin quelqu’un s’inquiète pour moi ? Comme je ne réponds pas depuis une semaine, elle espère que c’est dû à un problème de portable et non parce que je lui fais la gueule… A part ça, elle ne se fait aucun souci particulier.
Jour 10
Mon mobile n'étant pas réparable, j'en commande un nouveau. J'ai le choix entre un modèle qui arrivera sous deux à quatre semaines, et un autre entre deux et quatre jours. Je n'ai jamais pris une décision aussi vite. Curieusement, je peux régler sans recevoir de code SMS. En revanche, j'ai des virements à faire. Impossible de les valider sans ce code SMS. Je contacte mon banquier, qui me précise bien qu'il s'exécute «à titre exceptionnel».
Jour 11
La peur de manquer un rencard. J’ai rendez-vous à 20 heures avec un homme… rencontré sur le Bon Coin pour qu’il vienne chez moi récupérer des meubles. Je cours du bureau au métro, du métro au métro pour mon changement, et enfin du métro à chez moi. Personne. Il est 20 h 05 pile quand j’arrive. J’attends vingt minutes : soit il ne viendra pas, soit je l’ai raté. 21 heures: il sonne, la bouche en cœur. Il y avait juste des bouchons sur la route.
Jour 12
C’est l’anniversaire de ma mère. J’emprunte le portable d’une collègue pour l’appeler. C’est l’un des seuls numéros dont je me souviens de tête. Mes collègues connaissent maintenant : la date d’anniversaire de ma mère, son nom, son numéro. Mais aussi grâce à mes appels précédents dans l’open space : le nom et le numéro de mon mec, mon adresse, et même mon étage et le numéro de ma porte.
Jour 13
Ça y est, j’ai un nouveau téléphone. Résultat : cinq messages vocaux (trois de mon opérateur Internet pour le fameux rendez-vous de la semaine dernière, et deux du matin même car j’avais une interview prévue), 9 SMS qui sont soit des pubs, soit des messages techniques, et… 366 messages whatsapp. Je n’imagine même pas le résultat si j’avais opté cet été pour trois semaines de vacances «digital detox» qui semblent à la mode.
Bilan, j’ai des Post-it plein les poches, je sors moins que d’habitude (ne pas être joignable à tout moment laisse quand même moins de place à l’imprévu), je lis bien plus de romans (1 h 30 au moins de métro quotidien, quatre bouquins avalés en treize jours), je lis de nouveau le journal papier (plus de PDF dans le métro). J’ai repris contact avec mon banquier (ça n’a pas eu l’air de lui faire aussi plaisir qu’à moi). Je recharge moins souvent mon téléphone, mais j’envoie plus de mails dans le cloud (ça donne quoi pour mon bilan carbone ?). Quand j’attends (en réunion, un rendez-vous, etc.), j’observe les gens qui regardent leur téléphone. Et les alertes infos, je ne les ai que quand je suis au travail. Autant dire que de 19 heures à 9 heures le lendemain, je ne suis ni au courant ni réactive. Bref, je coupe un peu du boulot. Je ne fais qu’appliquer mon droit à la déconnexion, finalement, et ce n’est pas si désagréable. Malgré tout, appuyer sur la touche «on» de ce nouveau mobile et voir l’écran s’éclairer, c’est presque une deuxième naissance.
Mercredi j'ai testé l'élevage de poules