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J'ai testé

Pèlerinage de raisons

J'ai testé...dossier
Sac sur le dos et vêtue de nos tenues de zumba, nous avons traîné nos jambes de non-croyante entre le Puy-en-Velay et Monistrol-d’Allier, marché et dormi au milieu de pèlerins de tous bords, prisonniers ou libres, jeunes ou âgés, seuls ou en famille.
Sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, entre le Puy-en-Velay et Monistrol-d'Allier. (Photo Pascal Aimar pour Libération)
publié le 10 août 2018 à 17h06

Je suis dans la purée de pois, une brume matinale si épaisse qu’elle empêche d’admirer le Puy-en-Velay (Haute-Loire) qui s’éloigne derrière moi. J’ai à peine parcouru deux kilomètres et déjà je transpire à grosses gouttes, à tel point que j’ai dû retirer mes lunettes de vue, trop embuées. Légèrement myope, je décide que suivre le troupeau de pèlerins en tenue fluo devrait suffire à me repérer. D’emblée, le dénivelé pour sortir de la ville annonce la couleur : ce qui m’attend ne sera pas une promenade de santé. Après un petit passage citadin, puis le long d’une grosse usine, me voilà catapultée en plein effort, sur un chemin boueux en montée, au beau milieu des champs.

Il a plu pendant la nuit. J’ai peur que mes chaussures de randonnée restent engluées dans la terre volcanique. Je regrette amèrement les deux cigarettes fumées pour me donner du courage : je suis essoufflée. Pour ne rien arranger, j’aurais besoin d’aller aux toilettes. L’atmosphère est si moite que ma tignasse frisouille et, j’en suis persuadée, je dégage déjà des odeurs de mouflon sauvage.

Il est à peine 9 heures du matin, et la journée s’annonce encore longue : il s’agit de rallier le village de Saint-Privat-d’Allier, à 24 kilomètres de là, point d’arrivée de cette première étape sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle. Pas le choix : j’ai réservé une chambre en gîte pour le soir même et payé des arrhes (une semaine à l’avance, rongée par la peur de devoir dormir dehors faute de place, car ce mois de juin est encore saison haute pour les pèlerins). Qu’est-ce qui m’a pris de me lancer de mon plein gré dans pareil périple ? De me lever à 6 heures du matin pour un petit-déjeuner englouti à la va-vite dans un hébergement diocésain, avec des inconnus deux fois plus âgés que moi, sous des crucifix et face à un aquarium mal entretenu ? De suivre la centaine d’autres pèlerins à la messe de bénédiction organisée, comme chaque jour, à 7 heures en la cathédrale du Puy-en-Velay ? Je ne suis ni croyante, ni matinale. Et, qui plus est, vêtue des tenues respirantes qui servent d’ordinaire à mes cours de zumba.

Duo-cocon

Alors que la montée infernale s’achève enfin, le souvenir de l’été dernier me revient. L’une de mes amies les plus proches, pas bigote, ni férue de marche, s’était lancé un défi à l’aube de son trentième anniversaire : rallier Saint-Jacques-de-Compostelle depuis Paris, en plein cagnard estival. A l’époque, ma santé me jouait des tours. Alors j’avais décidé, comme une revanche sur ce corps qui me trahissait et ce moral qui flanchait dangereusement, d’effectuer un morceau du trajet à ses côtés : 80 kilomètres à travers la Charente-Maritime, en quatre jours. Pas question à ce moment-là de nous mêler aux autres : notre duo-cocon s’accordait grasses matinées, départs à son rythme et nuitées confortables loin des autres jacquets.

Dans les champs de tournesols ou à travers de tristes zones industrielles, j’avais touché du doigt l’apport potentiel d’une telle aventure, qui m’avait, paradoxalement, redonné de la force. Depuis, je m’interroge : qu’est-ce qui pousse ces centaines de milliers de personnes à tenter de rallier la capitale de la Galice chaque année ou, au moins, à effectuer un tronçon du chemin ?

Au Puy-en-Velay, je fais la connaissance impromptue de détenus de la prison de Lyon-Corbas, partis pour une dizaine de jours. Leur objectif : rallier Conques, à 210 kilomètres de là. Ils sont six, tous des hommes (choisis par un juge d'application des peines) pour six encadrants, bénévoles habitués du chemin ou personnels en contact avec le milieu pénitencier. Bruno Lachnitt, l'aumônier catholique qui les encadre, cherche à tout prix à éviter d'attirer l'attention sur le groupe. C'est la troisième année que ce diacre chapeaute cette initiative, destinée à permettre une «immersion dans la nature de personnes qui en sont privées depuis longtemps». Une expédition comme un cadeau qui a ému Romain (1), l'un d'entre eux, après la messe du matin. «Etre ici fait remonter beaucoup de choses», me glisse le jeune homme de 26 ans, père de trois gamins âgés de 3 mois à 7 ans. Séparé de sa compagne, il dit rêver de «revivre ça avec ses enfants, un jour».

En pensant à eux, j’ai un peu honte de la superficialité de mes préoccupations. Quelle importance si mon sac à dos, qui doit bien peser entre 6 et 7 kilos, exerce un frottement sur mes épaules, encore marquées par un coup de soleil récent ? Ne devrais-je pas plutôt savourer pleinement la liberté dont je dispose ?

Vers 10 heures, le brouillard se dissipe. J’ai la certitude d’avoir parcouru au moins sept kilomètres. Déception : à peine plus de cinq, à en juger par l’un des nombreux panneaux installés sur cette route bien balisée, appelée Via Podiensis. Au moins, la beauté des paysages auvergnats m’apparaît enfin. Depuis le hameau de la Roche et ses maisons en vieilles pierres, on surplombe le ruisseau du Dolaizon, dont le bruit résonne en contrebas. Je m’accorde une pause, assise sur un rocher. La vue est vertigineuse et verdoyante, parsemée çà et là de quelques coquelicots et bleuets. J’accroche deux ou trois fleurs à la gourde isotherme que je porte autour du cou. Le soleil entame une franche percée, et je suis décidée à faire de même. Le chant des grillons m’accompagne.

Coquetterie

Comme une récompense, je croise le chemin de quelques moutons. Puis de deux octogénaires. Devant une plaque érigée à la mémoire d'un bénévole mort en effectuant une reconnaissance sur le chemin, l'un d'eux lance : «C'est une belle mort, je voudrais partir comme ça.» Pas moi. Bien échauffée, je commence à moins sentir la tension dans mes jambes. Il faut dire que le parcours est un peu plus plat. Mais cela ne durera pas.

Au 13e kilomètre, à 1 000 mètres d'altitude et dans une nouvelle satanée pente, je fais la connaissance de Babeth. Il est 11 h 30 et la température a sérieusement grimpé. Appuyée sur son bourdon, elle lâche : «Je crois que mes poumons ne sont pas faits pour Compostelle.» A bientôt 70 ans, c'est sa toute première marche, après «cinquante ans de travail sans vacances» en tant qu'infirmière en Martinique. «C'est un défi : est-ce que je suis capable de faire autre chose que travailler ? C'est aussi un moyen de vivre pour moi, car j'ai toujours été tournée vers les autres», raconte cette blonde volubile. Malgré tout, les autres (ses deux enfants, dix petits-enfants, ses patients), ne sont jamais loin. L'émotion la gagne quand elle évoque «la force» d'un patient tétraplégique dont elle a longtemps pris soin. Si elle a choisi cet itinéraire, c'est surtout pour rassurer ses proches : «Si je tombe, il y aura toujours quelqu'un pour me ramasser. Rien ne me fait peur», tranche-t-elle. Contrairement à moi, elle ne s'est pas entraînée du tout, et trimballe avec elle un sac de couchage au cas où elle n'arriverait pas jusqu'à ses hébergements prévus. Prête à dormir dans les fourrés !

On fait un bout de chemin ensemble. Elle n'a de cesse de répéter qu'il ne faut «pas l'attendre», qu'elle ne veut «ralentir personne». On finit par se perdre de vue. Bizarrement, je me surprends à m'inquiéter du sort de cette parfaite inconnue. Deux kilomètres plus loin, à la sortie du hameau de Ramourouscle, une blonde aux cheveux ondulés fonce d'un pas décidé à travers les herbes hautes. Kathrin, 47 ans, est psychologue à San Francisco. Athée, c'est son deuxième chemin. Partie pour trente jours, cette indépendante affirmée loue «la nature, la marche, la gastronomie française, la solitude»… Les rencontres, c'est seulement quand ça lui chante. Extravertie et enjouée, elle a glissé une petite robe dans son sac à dos, «pour le plaisir de se sentir jolie le soir. Je vous jure que d'ordinaire, je suis propre et présentable !» plaisante-t-elle. Soulagement : je ne suis pas seule à redouter les odeurs corporelles et à m'accrocher à ma coquetterie.

Elle a prévu son pique-nique : une quiche et un clafoutis, qu'elle propose de partager avec moi. Je décline, attendant le prochain village, à quatre kilomètres de là, où, selon mes documents, se trouve un snack-bar. Je rêve de frites arrosées de ketchup et d'un soda bien frais, à déguster confortablement assise. D'ici là, on marque une pause à côté d'une chapelle. Surprise : j'y retrouve le groupe de Lyonnais. Abdel (1), colosse qui cumule quatorze ans de prison, pieds à l'air, savoure le bruit des oiseaux : «Ça change des cours de promenade où ça gueule tout le temps.» Le quinquagénaire semble arrivé là par hasard. «On m'a refusé ma libération conditionnelle il y a quelques semaines. Je ne pourrai sortir que dans un mois, alors l'aumônier m'a proposé de participer», sourit-il.

Pas question de m’attarder : le ciel s’assombrit au-dessus des montagnes, et l’orage menace d’éclater à tout moment. Mon père m’a souvent raconté la fois où il a vu la foudre tomber tout près de lui quand il était môme. Je suis terrifiée à l’idée de me retrouver dehors, debout, parfait appât pour la foudre. Je tremble et presse le pas.

J'arrive juste à temps en terre promise : le snack-bar de Montbonnet. Il est 14 heures, et j'engloutis un croque-monsieur à la vitesse de l'éclair. J'enchaîne avec un cône glacé et un café bien corsé. La peste soit de l'équilibre alimentaire : il est question de survie. Sur l'échelle de l'aventure, c'est mon Koh-Lanta à moi. Je reste à l'abri dans le minuscule établissement plus d'une heure et demie, au son de chansons de variété française entêtantes. Quand l'orage se calme enfin, j'enfile l'infâme K-Way acheté pour l'expédition, recouvre mon sac à dos d'une protection imperméable, et entame la dernière ligne droite de l'étape.

Elle se parcourt dans la plus grande solitude à travers les bois (les intempéries n’ont sans doute pas arrêté les autres pèlerins), sous la pluie, à 1 200 mètres d’altitude. Des adresses de gîtes sont placardées sur plusieurs troncs. Une fois de plus, la contrepartie ne tarde pas à arriver : au sortir des bois, à Saint-Didier-d’Allier, une vue à couper le souffle sur les paysages montagneux, que je prends le temps d’imprimer dans ma mémoire. Je ris bêtement de la suite de l’itinéraire : traversée du hameau du Chier, désert mais sympathique.

Enfin, la ligne d'arrivée : Saint-Privat-d'Allier, village de 500 habitants perché sur un éperon rocheux, après un nouveau passage boueux et accidenté, qui a viré au numéro d'équilibriste. A mon arrivée, il pleut à torrent. Je déboule au gîte tant fantasmé. On me demande de déposer mes godillots dans le «placard à chaussures» : une porte fermée qui laisse filtrer, malgré un système de ventilation, une odeur pestilentielle.

«Sac à viande»

Il est près de 18 heures quand je découvre ma chambre, composée de trois lits superposés et de sanitaires mal insonorisés. Kathrin, l’Américaine, ravie de retrouver un visage connu, passe aussi la nuit là. Il va falloir prendre sur moi pour parvenir à dormir dans ces conditions. Mais ça, c’était avant le festin du soir, servi dans de grands plats aux tablées conviviales : salade de lentilles du Puy, saucisse, pommes de terre et sauce à l’ail, plateau de fromage et gâteau au chocolat. Résultat : ronflements généralisés et sommeil profond dès 21 h 30, enroulée dans un «sac à viande», sorte de sac de couchage léger qui sert de drap aux pèlerins.

Au deuxième jour, Dieu créa la possibilité de dormir plus que la veille, grâce à un petit-déjeuner servi à 7 h 30. La nuit n’a pas été bonne pour tout le monde : des cris dans mon sommeil ont réveillé Kathrin, ma camarade de chambrée, à 4 heures. La prochaine fois, elle s’offrira un hôtel. Ça tire dans mes jambes, dans mes fesses, et j’ai la nuque tendue. Sans doute suis-je trop crispée en marchant. Je siffle des litres de café en pensant à la toute petite étape du jour. Objectif : Monistrol-d’Allier, à huit kilomètres de là.

Tout en multipliant les tartines beurre-confiture, je reluque mes voisins de table. Parmi eux, Laura et Pascal, 26 et 59 ans. Elle est prothésiste ongulaire, et lui, maçon. Quelque chose me touche chez ce binôme venu de l'Aude : ils sont père et fille. Lui, «amoureux des choses simples», a déjà fait le chemin en 2003, en pleine canicule. Elle a «besoin de réfléchir à son avenir professionnel». Ils semblent complices, se taquinent, rient. La veille, ils ont sympathisé avec Patrick et Maïlys, 67 et 30 ans, eux aussi père et fille. Ce n'est sans doute pas un hasard : à 30 ans, Maïlys vient de démissionner d'un poste dans le marketing. Elle dit avoir besoin de «faire le vide, loin de son confort, d'arrêter de ruminer» sur la carrière qu'il lui faut. Elle aussi marche, pour la première fois, dans les pas de son père, ex-ingénieur chez EDF, originaire de Versailles et converti aux pèlerinages sur le tard. «Etant au chômage, je lui ai fait la surprise de lui annoncer que je me joignais à lui», sourit la frêle blonde.

Marguerite

Nous partons tous ensemble dans une ambiance bon enfant. Je me félicite de leur présence : à peine avons-nous parcouru deux kilomètres qu’il faut franchir un ruisseau nourri par les pluies diluviennes de la veille. Maïlys me prête ses bâtons de marche, dont je comprends enfin l’utilité, m’évitant une gamelle assurée et de nouvelles taches de boue sur mon unique caleçon.

Notre petit groupe arrive assez vite à la chapelle de Rochegude. Avec la tour en vieilles pierres voisine, ce sont les derniers vestiges d'un château construit au XIIe siècle. Difficile de quitter cet endroit, classé monument historique, tant la vue qu'il offre sur le val d'Allier en contrebas est apaisante. Au loin, on aperçoit Monistrol, notre destination. Pour l'atteindre, mes articulations doivent résister à une nouvelle descente en fort dénivelé. Les confidences avec le petit groupe me font oublier mes genoux endoloris.

Tout en prenant des photos (sa passion), Patrick évoque le décès de sa femme et mère de ses cinq enfants, il y a quinze ans, des suites d'une longue maladie. «Ai-je suffisamment fait pour l'accompagner ?» se demande-t-il parfois. La marche nous pousse à l'introspection. Comment avancer après un deuil ?

Pour l'heure, nous franchissons le pont, construit par Gustave Eiffel au XIXe siècle, qui marque l'entrée dans Monistrol-d'Allier. Il est à peine 11 heures. Pascal et Laura entament une montée réputée difficile. Après une pause en terrasse, Patrick, Maïlys et moi faisons de même. Le sexagénaire encourage et conseille sa fille dans l'effort, la photographie une marguerite dans les cheveux, entre vues sur les gorges de l'Allier et champs de coquelicots. Maïlys, elle, confie vouloir «se rapprocher de son père». «Pourquoi, on était si loin ?» blague l'intéressé. Au moment de la photo prise pour cet article, il embrasse sa fille sur la joue. Elle rougit. Effort ou émotion ? Je regarde ma montre : il est temps pour moi de reprendre le train pour Paris. Cette montre, c'était celle de mon père. Il n'est plus là, mais peut-être qu'à notre manière, nous aussi, on s'est rapprochés.

(1) Le prénom a été modifié.

Photo Pascal Aimar. Tendance floue

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