C'est une petite musique qui monte chez les géants du numérique d'ordinaire rivés sur le «toujours plus» et les bonds exponentiels : de connexions, d'usages, de services, de bénéfices, etc. Alors qu'environ 26 % des adultes américains déclaraient récemment être «presque constamment» sur Internet contre 21 % il y a trois ans selon une récente étude du Pew Research Center, les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft - ne rechignent plus à s'emparer du thème très en vogue de la modération numérique. Pour mieux le reprendre à leur compte et désamorcer les critiques de ceux qui dénoncent cette nouvelle économie dont l'attention constitue la première rareté et la principale source de valeur, comme l'a analysé le sociologue Yves Citton.
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Alors que les promesses de digital detox (lire ci-contre) et autres bonnes résolutions de déconnexion refleurissent avec l'été, les géants d'Internet, dont les usagers se comptabilisent désormais en milliards d'individus, n'hésitent plus à mettre en avant les initiatives visant à permettre à «Homo numericus» de mieux maîtriser sa consommation de contenus et services numériques.
Autorégulation
Début juin, le fabricant de l'iPhone a ainsi présenté une nouvelle version de son système d'exploitation, iOS12, incluant des options permettant de «limiter les distractions, de mieux se concentrer et de comprendre comment vous passez votre temps sur votre téléphone», a expliqué Craig Federighi, vice-président de l'ingénierie logicielle chez Apple. En septembre, Apple permettra à chaque utilisateur de fixer une limite d'utilisation pour chaque application au-delà de laquelle il ne sera plus possible d'y accéder. On pourra également recevoir un rapport hebdomadaire sur le temps passé sur chaque application, la quantité de notifications et le nombre de prises en main de l'appareil. A la différence de Facebook ou Google, qui tirent tous deux l'immense majorité de leurs revenus de la commercialisation des données de leurs utilisateurs, Apple peut aisément se le permettre : son modèle économique reste basé sur la vente de matériel, en premier lieu l'iPhone, qui représente plus de 60 % de son activité et n'est en rien dépendant de la publicité. Mais l'entreprise de Cupertino, en Californie, qui aime se distinguer en insistant sur la protection de la vie privée, entend aussi répondre aux craintes émises par certains de ses actionnaires. Deux d'entre eux avaient fait pression cet hiver sur sa direction afin qu'elle prenne en compte l'effet des smartphones sur la santé mentale des adolescents.
Apple a réagi d'autant plus rapidement que Google l'avait devancé de quelques semaines sur ce terrain de l'autorégulation. Son PDG, Sundar Pichai, avait dévoilé une série d'options dans la nouvelle version de son système d'exploitation Android - 85 % des smartphones dans le monde en sont équipés - afin, avait-il dit, «d'améliorer le bien-être numérique» des utilisateurs. «Nos études montrent que les gens se sentent enchaînés à leur téléphone […]. Nous voulons permettre de passer de la peur de manquer quelque chose en ligne ["fear of missing out", ou "fomo", ndlr] à la joie de manquer quelque chose ["jomo"]», avait-t-il expliqué. Dans la nouvelle version d'Android, un tableau de bord détaille là aussi le temps passé sur chaque application, le nombre de déverrouillages quotidiens et de notifications reçues, et donne la possibilité de définir à l'avance ses paramètres de consommation.
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Une promesse de «gagner du temps» en évitant la dispersion également au cœur du nouveau discours de Mark Zuckerberg, qui tente de redorer le blason de Facebook terni par l'affaire Cambridge Analytica. «Le temps passé n'est pas un objectif en soi, déclarait-il récemment. Ce vers quoi nous voulons aller, c'est le temps bien passé.» Le réseau social, qui met en avant ses actions de sensibilisation avec différentes associations en France va, lui, introduire des fonctionnalités en ce sens.
Sa filiale Instagram ne l'a pas attendu pour prendre les devants. Le 2 juillet, cette application qui vient de rejoindre le club très fermé des réseaux dépassant le milliard d'utilisateurs mensuels, s'est à son tour mise au «temps bien passé» avec des fonctionnalités censées aider ses utilisateurs à faire preuve de plus de discernement. «Vous avez vu tous les posts de ces deux derniers jours. Peut-être devriez-vous cesser de faire défiler les posts sans réfléchir», prévient désormais une bannière d'avertissement à l'adresse des plus assidus des «instagrameurs». Instagram travaille également à une nouvelle fonctionnalité appelée «usage insights» selon le site spécialisé Techcrunch : un compteur permettant d'obtenir des informations sur le nombre d'heures passées sur l'application. «Tout moment passé sur Instagram devrait être positif et intentionnel», a récemment indiqué sur Twitter Kevin Systrom, son PDG.
Cigarettiers
Ces initiatives peuvent-elles conduire à une utilisation plus raisonnée des réseaux sociaux ? Pour Nikos Smyrnaios, enseignant-chercheur en sciences sociales à l'université de Toulouse-III et qui a publié un essai intitulé les Gafam contre l'Internet : une économie politique du numérique (INA, mai 2017), cette stratégie de digital washing rappelle celle des cigarettiers confrontés à la lutte antitabac : «Ils ont répondu avec les cigarettes légères, mais n'ont rien changé sur le fond, souligne-t-il. Les grands acteurs d'Internet qui abhorrent toute idée de régulation font la même chose pour absolument éviter qu'on ne leur impose un cadre légal plus contraignant.»
Le sociologue Francis Jauréguiberry, qui compte parmi les rares chercheurs à avoir enquêté sur le terrain sur la déconnexion volontaire, auprès de cadres, de voyageurs et d'universitaires, estime «qu'en moins de vingt-cinq ans, nous sommes passés d'un plaisir récent de connexion à un désir latent de déconnexion.» Mais au terme de son enquête publiée en 2014, il estimait que «si ces pratiques existent bien, elles sont bien moins importantes que leur représentation : on parle plus de déconnexion que l'on se déconnecte. Il y a un hiatus entre le discours sur la déconnexion et sa réalité.» Tout à leur maîtrise du temps numérique, reste à savoir si les Gafam, qui évitent d'employer ce terme synonyme de mort pour leurs activités, s'en sortiront à si peu de frais.