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Analyse

#BalanceTonYoutubeur : soupçons en chaîne

Après les tweets d'alerte de Squeezie accusant certains youtubeurs d'abuser de leur notoriété pour obtenir des relations sexuelles avec de jeunes fans, la relation entre les vidéastes de plus en plus accessibles et leurs abonné(e)s est mise en question.
(Photo Dado Ruvic. Reuters)
publié le 16 août 2018 à 12h28

Y a-t-il un Weinstein parmi les youtubeurs ? Les soupçons se sont alourdis depuis que, le 6 août, Lucas Hauchard alias Squeezie, un des vidéastes les plus populaires en France, a soulevé un lièvre sur Twitter. Du haut de ses 22 ans, 11 millions d'abonnés sur sa chaîne YouTube et 5 millions sur Twitter, il a averti : «Les youtubeurs (y compris ceux qui crient sur tous les toits qu'ils sont féministes) qui profitent de la vulnérabilité psychologique de jeunes abonnées pour obtenir des rapports sexuels, on vous voit. La vérité finit toujours par éclater.»

Aussitôt tweeté, aussitôt repris. Le message d'alerte de Squeezie a donné lieu au hashtag #BalanceTonYoutubeur, inspiré de #MeToo et #BalanceTonPorc. Si ses posts suscitent généralement quelques milliers de réponses tout au plus sur les réseaux sociaux, sa dernière dénonciation, pourtant livrée sans citer de nom de présumés agresseurs, a généré plus de 4 600 réponses, près de 50 000 retweets et 121 000 mentions «j'aime». Un emballement, dont, dix jours plus tard, rien n'est réellement sorti : des youtubeurs mis en cause notamment par une enquête publiée par le Parisien ont nié les faits qui leur sont reprochés.

«Trolls»

Si le coup de semonce de Squeezie «a le mérite d'avoir posé la discussion» sur l'abus des abonnées mineures, selon le journaliste spécialiste des réseaux sociaux Vincent Manilève (contributeur régulier de Libération), il a également «ouvert la porte à toutes les tentatives de trolls et de faux témoignages», regrette-t-il. Avec le risque de reléguer au second plan des témoignages bien réels faisant état de vraies agressions. Avec cynisme, de nombreux témoignages ont été discrédités voire tournés en ridicule en insistant sur la naïveté de ces «jeunes abonnées» dont parlait Squeezie. Avant même l'emballement après le post de Lucas Hauchard, Vincent Manilève soulignait déjà en mai dans son ouvrage YouTube derrière les écrans : ses acteurs, ses héros, ses escrocs (éditions Lemieux) combien les rumeurs d'abus sexuels «sont difficilement vérifiables car les victimes n'osent pas toujours témoigner».

S'il s'inspire du mouvement #BalanceTonPorc qui a libéré la parole, #BalanceTonYoutubeur revêt des caractéristiques propres à la plateforme de vidéos. Aussi, dès qu'une jeune femme décide de témoigner contre un youtubeur, elle s'expose au «risque que la communauté de fans du vidéaste, poussée directement ou non par le youtubeur, s'engage dans une campagne de harcèlement en ligne», pointe Vincent Manilève. Fin connaisseur du milieu des conventions de vidéastes où sont organisées des rencontres avec des fans, il évoque le bruit qui court depuis de longs mois selon lequel certains youtubeurs menacent de «shitstorm» (une campagne de harcèlement) des abonnées tentées de les dénoncer.

Une étudiante de banlieue parisienne a partagé à Libération des conversations privées sur Instagram avec un youtubeur qui l'a particulièrement mise mal à l'aise. A 17 ans, elle s'était trouvée déstabilisée : après qu'il a déposé quelques «like» sur ses photos, ce youtubeur a entamé un échange sur le réseau avec elle. Elle se souvient avoir été gênée par ses demandes insistantes, bien qu'elle n'ait «pas cherché à couper court à la conversation» : selon elle il aurait demandé des photos de son décolleté, l'aurait invitée à plusieurs reprises à venir «traîner chez lui» malgré son jeune âge… Des avances auxquelles elle n'a finalement pas cédé. Un an plus tard, si elle demeure réticente à livrer son nom, elle le qualifie néanmoins de «youtubeur harceleur».

Louise (1), âgée de 16 ans lorsqu'elle fait la rencontre fortuite d'une de ses vedettes favorites en boîte de nuit à l'été 2016, se souvient avoir eu du mal à résister à ses tentatives de drague «super lourde»«Si ma copine ne m'avait pas tirée par le bras, je serais peut-être allée boire ce dernier verre chez lui», confie-t-elle à Libération. Un internaute, a, lui, fait le choix inverse en citant nommément sur Twitter le youtubeur qui l'aurait «violé» en 2012. Ce dernier, dans un billet de blog, a fermement nié les faits qui lui sont reprochés. Signe de la pression exercée sur ceux qui dénoncent, la victime supposée a par la suite posté sur Twitter : «Je ne supprimerai rien, je ne passerai pas en privé, vous ne me faites pas peur.» Contacté par Libération, il n'a pas souhaité répondre aux questions.

«Fantasmatiques»

La difficulté pour les victimes à témoigner semble naître du type de relations entre vidéastes et abonnés. La proximité y est recherchée, cultivée, travaillée. D'après la sociologue spécialiste des usages numériques Laurence Allard, cette intimité «donne l'illusion que l'abonné peut converser avec son idole» comme avec un ami. Vincent Manilève abonde : «Avant, si on voulait attirer l'attention des Beatles, il fallait aller au concert et espérer être invité en coulisses, ou bien envoyer un courrier à un obscur fan-club…» Bref, rien ne garantissait que le message du fan arriverait jusqu'à son idole. Aujourd'hui, les youtubeurs stars sont à deux clics d'une conversation : même Norman Thavaud, alias «Norman fait des vidéos», qui culmine à plus de sept millions d'abonnés sur Twitter et dix millions sur YouTube, a activé la fonction permettant à tous les internautes de lui envoyer des messages privés sur Twitter.

Cette «starification, conjuguée à la proximité cultivée par les youtubeurs, les rend deux fois plus fantasmatiques», estime Laurence Allard. C'est notamment l'intérêt du vlog (blog vidéo), qui vise à donner l'impression à l'abonné d'être l'ami de son idole, de connaître sa vie, ses passions et sa personnalité dans les moindres détails. Cependant, Vincent Manilève insiste sur le fait qu'«il appartient aux parents de faire de la pédagogie et expliquer aux enfants que non, les youtubeurs ne sont pas leurs amis». Laurence Allard, elle, pense que l'admiration des abonnés envers les youtubeurs ne connaît quasiment plus de limites car la nouveauté de cette plateforme née en 2006 a été de projeter au sommet de la célébrité des individus dont le principal attrait est d'être ordinaires.

(1) Le prénom a été modifié