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J'ai testé

«Je mens pour arranger la vie, pour qu’elle soit comme au cinéma»

J'ai testé...dossier
Pendant une journée (pas plus, promis), je me suis penchée sur la notion du mensonge en le testant auprès de mon entourage. Il vaut parfois mieux que la vérité, épuisante et trop brumeuse pour nos sociétés dopées au story-telling. Le récit qui suit est authentique.
(Dessin Jeanne Detallante pour Libération)
publié le 16 août 2018 à 17h06

Je marche rue Saint-Antoine, le soleil tape et, soudain, j'ai anormalement chaud. Je mets du temps à comprendre - quelques secondes ? - que je suis en train de prendre feu. A la terrasse d'un café, quelqu'un a jeté son mégot mal éteint et, au lieu d'atteindre l'asphalte, il a atterri dans la poche de ma veste noire vintage en tissu synthétique. Dommage, j'aime cette veste mais, pour l'instant, je suis bien obligée de l'enlever. Au journal, Julien G. me dit : «N'utilise pas cette excuse pour rendre un papier en retard, tu ne seras pas crue.» L'histoire est vraie, alors pourquoi je ne serais pas crue ? Mais je ne peux pas m'en servir pour justifier le moindre retard, je n'ai aucun papier à rendre. La deuxième proposition de cette phrase est un mensonge, j'ai bien trop de travail, faute d'avoir un modèle économique qui me permette d'anticiper. Ou plutôt faute d'être capable d'anticiper, j'ai toujours beaucoup de travail.

Et voilà que je digresse, tout en me demandant laquelle des deux propositions est la plus exacte. Ce serait super si on pouvait peser les phrases et déceler dans chaque énoncé la part en pourcentage d’approximations, de semi-mensonges, de mensonges, de vérités, et d’exactitudes, en distinguant bien chaque notion, à la manière des étiquettes qui indiquent la composition des aliments et produits cosmétiques.

Combien de fois ment-on dans une journée, à quelles occasions et pour quelles raisons ? En ce qui me concerne, jamais. Je suis obsédée par la possibilité d’être sincère, et longtemps j’ai cru bon de devoir faire profiter tout le monde de mes élucidations, jusqu’à ce que je comprenne - récemment - que la vérité n’est exigée des interlocuteurs que quand elle leur est utile. Dès qu’elle rajoute un problème à leurs problèmes, mieux vaut la taire si on ne veut pas avoir d’ennuis. Il semblerait que le parcours réflexif qui permet d’éclaircir une pensée brumeuse n’est plus exigé aujourd’hui, tant on s’est habitué à l’efficacité des story-telling, aux pitchs pourris, et aux bien nommés punchlines, qui cognent et emportent sans souci de vérité, avec l’avantage de ne produire aucune incertitude.

Je ne sais pas si le mensonge s'oppose à la vérité, j'ignore si la vérité se confond avec l'exactitude - un mensonge peut être exact en tant que mensonge et la vérité d'un flou abyssal - mais, ce qui est sûr, c'est que Heidegger a perdu, et pas seulement en raison de ses liens avec le IIIe Reich. La vérité comme dévoilement (le «a» de aleitheia, qui nomme la vérité en grec ancien, est privatif) et non comme donnée immédiate, ne fait plus partie de nos vies. A la fac, les étudiants ont de plus en plus d'examens sous forme de QCM.

11h30

Par chance, un appel de Quentin G. au service Portraits me sauve de mon premier mensonge («je ne mens jamais») en me permettant de l'induire en erreur spontanément, presque sans y penser. «Je relis mon papier et te l'envoie dans cinq minutes.» La relecture en question n'est pas un mensonge mais les cinq minutes deviennent une heure. Est-ce vraiment un dévoiement ou suis-je affectée d'un biais optimiste qui me laisse penser que si je réponds au téléphone à Anna - c'est tentant, elle n'appelle jamais -, la promesse d'envoyer le papier dans une poignée de minutes restera valable ? Et puis, je suis chez moi, pas à YoupiBalard, j'ai le droit de faire la roue si je veux, marcher sur les mains, répondre à Anna ! Et même faire le ménage.

Un vent de révolte m’agite. Ne nous laissons pas abattre. Il aurait cependant fallu que je précise à Quentin que je ne compte pas dans les mêmes unités de temps que lui. En même temps, ce mensonge, si c’en est un, m’embarrasse. Il est beaucoup trop petit bras, basique, j’aurais été mieux avisée de lui narrer une histoire incroyable - lui dire par exemple que je suis coincée sur une île et que j’ai terminé mon papier, mais qu’il n’y a de la wi-fi que dans la mer, et que je ne peux pas entrer dans l’eau sans noyer mon ordinateur car, en plus, il y a des vagues et des méduses, ce qui me rend peu stable, je risque de me noyer en même temps que mon ordinateur. Bien sûr, cette fiction ruinerait encore d’avantage ma réputation au service édition du journal - ils sont trop sévères, je n’y suis pourtant pour rien s’il n’y a de la wi-fi que dans l’eau.

Mais ma gêne est ailleurs. L’invraisemblable n’est intéressant qu’à condition d’être pure vérité. Elle est ce qu’on aime dans les coïncidences incroyables, que relate notamment Valérie Mrejen dans ses récits autobiographiques. Si elle nous disait qu’elle les invente ou les enjolive, le charme serait rompu, on serait déçus. Alain D. est toujours enchanté de se souvenir que le jour où, au service Livres, il a répondu à Marguerite Duras qui s’était trompée de numéro, il a, deux heures plus tard, failli écraser en voiture la personne que l’écrivaine cherchait à joindre et qu’il n’avait aucune raison de rencontrer. Quand il nous arrive pour de vrai des péripéties invraisemblables, l’enjeu est d’emporter l’adhésion. Le drame de Cassandre n’était pas de prévoir les catastrophes - c’est à la portée de n’importe qui - mais de n’être jamais crue. Si Cassandre avait présagé le bonheur, aurait-elle été plus audible ? Sans doute. Pronostiquer un avenir radieux est le fonds de commerce de tous les voyants et marabouts, et mène, de manière plus subtile, l’action politique.

14 heures

L'acteur et cinéaste Gilles Lellouche m'invite à déjeuner. Je lui demande s'il ment. Il me répond : «Je ne mens pas, vous le voyez, votre plat de spaghettis aux palourdes !» Je lui demande s'il ment plus généralement. «Tout le temps. Je mens pour arranger la vie, pour qu'elle soit comme au cinéma car, comme disait François Truffaut dans la Nuit américaine, il n'y a pas de temps morts dans un film, ou alors ils sont voulus.» Je lui réponds que cet énoncé de Truffaut est déjà contestable puisqu'on passe son temps à attendre pendant la fabrication d'un film. «Non, on n'attend pas. Il se passe toujours quelque chose sur un tournage. Franchement, si dans l'équipe on ne trouve personne avec laquelle sympathiser…» Pourquoi ment-il alors ? «Je mens pour ne pas blesser. Je dis : "J'aurais adoré venir dîner chez toi demain, mais malheureusement, j'ai une contrariété d'agenda." Puis ensuite, je ne me souviens plus de ce que j'ai dit, et le tout petit mensonge a des conséquences terribles.» C'est le battement d'ailes du papillon qui provoque un tremblement de terre. Je pense à Paul qui m'apparaît comme un joueur de mikado. Retirer des baguettes, sans faire bouger ni écrouler l'édifice. Je pense à Marie, qui tenait la rubrique «Simplifiez-vous la vie» dans un magazine féminin, et qui avait fourni deux alibis différents pour ne pas se rendre à un dîner. A Léonore, elle avait dit qu'elle avait déjà quelque chose de prévu, et à moi, qu'elle avait demandé à Christophe de coudre avec elle les étiquettes pour le départ en colo des filles. On était restées, ébahies, à se demander lequel des deux mensonges était le vrai.

16 heures

De retour chez moi, je suis seule, il n’y a donc qu’à moi que je peux mentir. Je me demande si j’ai une fable fondatrice à laquelle je crois dur comme fer, une fiction que je me répéterais si souvent qu’elle en deviendrait vraie. Pour l’instant, elle ne m’apparaît pas. J’hésite à appeler Sandra pour approfondir la question. Mais le sujet risquerait d’être litigieux. J’y crois, à mes fables. Qui me dira la vérité sur mes mensonges ?

16h33

Je mets des affaires de Nejma à la machine et j'enlève briquets et cigarettes de ses poches. Au cinquième briquet, un début de doute se forme. Ma fille ne fume pas. Elle empêche ses amis de fumer en leur volant tabac et feu. C'est ce qu'elle m'a dit. J'ai pour principe de toujours croire aux mensonges de mes enfants. Je me souviens d'une mère qui avait exigé la vérité à propos d'un billet de 20 euros retrouvé dans la chaussette de son fils, Adrien, 8 ans. Il avait été donné par Solal, avait fini par avouer Adrien, gêné de dénoncer son copain. Qui lui avait raconté l'avoir eu dans une fabrique de fausse monnaie. Au bout de quinze jours d'interrogatoires, la mère d'Adrien avait eu le fin mot de l'histoire : le billet était tombé de ma poche quand j'en sortais mes clés. Adieu vaches, poulets, faux monnayeurs. Je me demande pourquoi les mensonges des enfants me touchent alors que je suis folle de rage quand un supérieur hiérarchique me bobarise. Je pourrais le tuer, ce qui n'est toujours pas autorisé par le code du travail. Pourquoi, dans un cas, le mensonge attendrit-il, et dans l'autre, se confond-il avec du mépris ? Autre abus, qui se retourne contre l'agresseur : Hervé G., au journal, avait répondu au téléphone à une attachée de presse qui le cherchait : «Il est mort.» Laquelle du tac au tac, avait rétorqué, nullement émue : «Qui le remplace ?»

18 heures

Je me creuse le crâne pour me souvenir d’un mensonge héroïque, du genre de ceux qu’on profère pour sauver une vie en risquant la sienne. J’adorerais profiter de ce papier pour raconter en toute modestie des faits de guerre. Je n’ai pas caché de gens en danger. Je ne me suis même pas préservée moi-même. Tout au plus, comme n’importe quel enfant, il a dû m’arriver de mentir à mes parents pour les protéger.

Nul ne m’obligeait à la vérité, et pourtant, fabuleux ou minable, je ne suis pas parvenue à produire un seul récit de mensonge factice. L’impossibilité de mentir, quand l’occasion est si belle : est-ce une reformulation du paradoxe du Crétois, qui énonce que tous les Crétois sont menteurs ? Je ne sais toujours pas si le mythomane souffre d’être toujours cru, à la manière d’un enfant trop bien caché pour être découvert. Ou s’il est ravi, au contraire, par la crédulité d’autrui et la sienne, au point de mettre en danger sa vie et celle de ses proches dès que son édifice s’effondre.