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Libération
Reportage

Arbres en bord de route : la Corrèze ratiboise

Invoquant le futur passage de la fibre optique et la protection des routes, le département a invité les propriétaires à élaguer les bois qui surplombent la voirie. Des associations dénoncent un «massacre» écologique.
Il n’est pas rare de tomber sur des arbres amputés de leurs branches côté route et touffus de l’autre. (Photo Marc Chaumeil)
publié le 17 août 2018 à 18h56

Départementale 940, en Corrèze. Déjà une heure qu’on navigue à bord d’un pick-up sur les routes du Limousin. Sous nos yeux, un paysage un peu défraîchi jonché de souches, d’arbres difformes et parfois de troncs entassés. Selon certains médias, 10 000 arbres auraient été coupés dans la région en l’espace de quelques mois. En réalité, il n’existe pas de chiffres officiels. Dans ce département qui fut jadis le fief de Jacques Chirac, lieu d’ordinaire paisible et bucolique, se trame une affaire qui agite la population depuis près d’un an.

Tout est parti d'un premier courrier du département adressé aux 28 000 propriétaires de parcelles jouxtant la voirie. Y est stipulé que, pour notamment «assurer la longévité» du réseau routier mais aussi en vue de la «préparation des travaux de déploiement du projet 100 % fibre 2021», il est impératif d'engager des travaux d'«élagage et d'abattage» des bois empiétant ou surplombant le domaine public sous peine de «mise en demeure». Autrement dit, le département exécutera d'office les travaux et les frais engagés seront à la charge des propriétaires. Là où le bât blesse, c'est que certains, inquiétés par le ton de la missive et par les coûts potentiels, auraient préféré couper leurs arbres plutôt que de les tailler, sabotant le décor et éliminant «les corridors biologiques pour les animaux», si l'on en croit Sébastien Birou, membre du Collectif des arboristes grimpeurs pour des interventions respectueuses et raisonnées (Agirr) qui a engagé un bras de fer avec le département. Une situation dénoncée aussi par une pétition en ligne du Collectif de défense de l'environnement arboré de nos routes limousines, qui a récolté aujourd'hui plus de 29 000 signatures.

«Blessure»

«Les arbres de bord de route sont sains, il faut les conserver. Car ils sont habitués à prendre le vent, contrairement aux autres qui poussent derrière et risquent de tomber plus facilement», précise Sébastien Birou. Sur place, difficile toutefois de se faire une idée de l'étendue des dégâts. Depuis septembre 2017, la repousse est entamée, le bois coupé probablement enlevé, et puis nous nous sommes seulement cantonnés au pourtour de la commune d'Aubazine, à dix-huit kilomètres à l'est de Brive-la-Gaillarde. Ce qui saute aux yeux sur le moment, ce sont ces arbres amputés de leurs branches côté route et toujours touffus de l'autre. Comme une reproduction manquée de la Route bordée d'arbres de Pierre-Auguste Renoir. Un décor totalement surnaturel.

Pour le collectif Agirr, «les premières préconisations d'élagage ainsi que les schémas transmis initialement aux propriétaires ne sont pas corrects, sans parler des soi-disant professionnels embauchés qui font mal leur boulot». Une branche mal coupée va faire pourrir tout le système aérien et racinaire, et fragiliser l'arbre. «Là, vous voyez ? Il y a un chêne qui va se casser la gueule dans cinq ans.» La «blessure» peut aussi engendrer la pousse de multiples branches et des taillis monstrueux, une vraie tare à entretenir. «C'est comme faire un building sans architecte»,dit de façon imagée celui qui s'est rendu en vélo à Paris pour remettre une lettre au cabinet du ministre de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, afin de l'informer du «massacre».

Selon certains médias, 10 000 arbres auraient été coupés dans la région en l’espace de quelques mois. Photo Marc Chaumeil

Sans appel

Une vision que réfute le département. «Il y a ceux qui instrumentalisent les choses et il y a la réalité du terrain», entonne Pascal Coste, le président (LR) du conseil départemental de la Corrèze, qui rappelle que le but premier de ce chantier reste la sécurité du réseau routier, laissé trop longtemps en jachère par ses prédécesseurs. S'il admet une possible mauvaise interprétation des courriers envoyés aux propriétaires, il refuse de cautionner l'abattage et la mauvaise coupe des arbres. Souvent taxé d'anti-écolo «à cause», dit-il, de son statut «d'ancien de la FNSEA [le syndicat majoritaire dans l'agriculture, ndlr]»,il balaie : «Trente ans que je fais de l'agro-écologie ! J'ai planté des dizaines d'hectares d'arbres.» Il assure : «Brive est la 31e commune en France à avoir un "agenda 21" [un projet territorial de développement durable], et la Corrèze le premier département à développer l'hydrogène. […] On a aussi des panneaux photovoltaïques…» Il coupe court : «De toute façon, on dérange quand on remet les choses à leur place !» Lui estime avoir fait son devoir d'élu. Premièrement, en informant les riverains concernés. Deuxièmement, en élaborant un dossier avec les services de l'Etat, les forestiers… et même Agirr, qui a participé à quelques réunions pour tenter de faire bouger les choses. Troisièmement, en proposant une démarche collective de regroupement des travaux aux propriétaires.

Mais juridiquement parlant, est ce que tout ça tient la route ? Est-ce bien aux propriétaires de faire ces élagages près de la voirie ? Pour Antoine Gatet, juriste en droit de l'environnement chez France Nature Environnement, le constat est sans appel : c'est le conseil départemental qui est responsable des voies routières départementales. Il explique : «Contrairement à ce que dit le département, le code civil régit les problèmes de terrain entre voisins, mais ne s'applique pas au domaine routier. Lui est régi par le code de la voirie routière qui impose au département de s'occuper des arbres de la voirie.» Et c'est le plan d'alignement, plus précis que le cadastre, qui permet de définir la limite entre le domaine public routier et la propriété privée. Mais bien souvent les propriétaires ne le savent pas et beaucoup de ces plans n'ont pas été faits.

Enjeux

Comme nous l'a rapporté Pascal Coste lui-même, le plan d'alignement n'est pas systématique. Et puis il y a aussi le code de l'environnement, qui protège explicitement les alignements de bord de route depuis la loi biodiversité de 2016, et plus particulièrement les arbres anciens. Pour Sébastien Birou d'Agirr, le flou est entretenu sciemment car les enjeux seraient autres. Cette rapide mise en pratique des travaux serait liée à l'installation prochaine entre Viam et Bugeat, au nord de Tulle, d'une usine à granulés de bois torréfiés. Sous-entendu, les arbres élagués ou coupés pourraient servir à alimenter l'usine. Ce que dément le président du conseil départemental : «Ça fait trois ans qu'on travaille sur ce projet et à l'époque il n'était pas question d'élagage. Sans parler du fait que l'entreprise utilise des rémanents [des résidus de coupe laissés sur place par les bûcherons ou les agriculteurs], soit la moitié des 0,5 % de ce que l'exploitant forestier laisse sur une parcelle. Autrement dit, rien.»

Une fierté entrepreneuriale assumée par l’élu d’un département rattaché depuis la réforme territoriale de 2015 à la Nouvelle Aquitaine, où la trop grande hégémonie de Bordeaux ne cesse d’étouffer, selon lui, les laissés-pour-compte de la ruralité.