Exercices de fascination. A la première personne du singulier, des journalistes de Libé détaillent leur enthousiasme pour des personnages disparus qui les ont émus, inspirés ou même déstabilisés.
Ce 23 juin 1964, dans des conditions qui restent mystérieuses, François Mitterrand sort une paire de ciseaux. Est-ce la première fois de sa vie ? Ciseaux à papier ou de cuisine ? Est-ce un petit jour ou une pleine nuit ? Toujours est-il que le député de la Nièvre, déjà six fois ministre mais pas encore candidat à la présidence de la République, se met à découper une carte routière. Deux morceaux exactement. Une verticale, coupée bien droit, qui va de Paris à Bourges. Et une horizontale. Sur chaque bout de carte, il fait une croix. La première sur Saint-Benoît-sur-Loire. La seconde sur Saint-Germain-des-Fossés, à quelques kilomètres de Vichy. Puis il scotche ces deux morceaux sur une feuille de papier bleu pâle. Et compose, avec des mots découpés dans le journal : «Pour Anne que j'aime.» Enfin, à l'encre bleue, d'une écriture ronde et féminine, il écrit : «Ce journal racontera les jours qui ont suivi celui-ci. 23 juin 1964. De Paris à Saint-Benoît-sur-Loire. De Saint-Benoît à Saint-Germain. J'ai clos la plus belle année. J'ai commencé l'attente et l'espérance.» Il signe d'un «François» en lettres découpées. Il a 47 ans et vient de tomber follement amoureux d'Anne Pingeot, 21 ans. Pendant six ans, il va coller et découper.
Je n’ai jamais été très mitterrandien. En 1988, j’ai 19 ans quand je vote, une seule et unique fois, pour lui. Son port de tête, la façon qu’il avait de recouvrir sa main de son autre main comme s’il se caressait, sa diction pincée, son écrasante culture en faisaient, pour moi, plus une figure d’autorité que d’émancipation. Je n’avais pas envie d’un autre père. Mais comme j’ai toujours été attiré par les hommes à secrets, j’ai passé mes années 90 à ouvrir, un à un, les tiroirs de cette immense commode normande qu’était Mitterrand. Il y a eu la découverte de sa fille cachée, de son histoire d’amour clandestine avec Anne Pingeot, de sa maladie, de son passé vichyste, de son amitié avec Bousquet, et puis le suicide de Pierre Bérégovoy et du fidèle François de Grossouvre. Chaque tiroir révélait un mystère encore plus dense que le précédent. Des nœuds de douleurs, de fidélité absolue, de promesses d’amour et d’empêchement. Chaque tiroir était une vie. Et parce que Mitterrand devait penser que la sienne était trop petite, trop courte, pour son immense pouvoir de séduction, il en a vécu des dizaines en parallèle.
Je pensais avoir fait le tour du phénomène, jusqu'à ce que je découvre, en 2016, qu'il existait aussi un homme aux ciseaux (1). Celui-là m'a retourné. Je réalisais, médusé, ce que les vagues d'un fol amour pouvaient lever. Bien sûr, je savais que l'auteur du Coup d'Etat permanent savait écrire. Mais, pour moi, Mitterrand n'était pas taillé pour du découpage et du collage. Une discipline qui renvoie à une méticulosité enfantine, peu compatible avec l'homme de pouvoir qu'il était et la folle ambition qu'il poursuivait. Mais voilà, la vie de Mitterrand a bifurqué ce jour de 1957 quand, après une partie de golf à Hossegor avec ses amis André Rousselet et François Pingeot, il passe par la maison de vacances de ce dernier. Il y croise le regard d'une jeune fille de 14 ans, Anne. A moins que ce ne soit l'inverse, puisqu'elle déclarera plus tard : ce visage «m'a laissé une impression ineffaçable». Des années après, elle se rend à Paris pour sa licence de droit et le concours de l'Ecole du Louvre. Commence leur passion. Et ce journal de bord.
Quelques mois avant qu'il ne sorte de je ne sais quel tiroir la fameuse paire de ciseaux (à moins qu'il en ait toujours eu une sur lui, enfouie dans la poche de son costume ?), François écrivait à Anne : «L'évolution que je sens en moi, le réveil de forces endormies, le besoin irrésistible de dépasser mes propres forces dans tous les domaines de la pensée et de l'action ont coïncidé avec votre présence soudaine imprévisible. […] Oui je traverse une crise qui me bouleverse.»
Ce journal est une caverne d'Ali Baba. Presque tous les jours, une église, une nef, des gargouilles, des vitraux ou un Christ. Des sculptures, des reproductions de tableau, de la Renaissance au XIXe. En couleur ou en noir et blanc. En gros ou en petit. Collé plein centre ou sur les marges. Mais d'où pouvait-il bien sortir tous ces trésors ? Certes, il piochait comme un mineur de fond dans les quotidiens du jour. C'était un temps où l'on lisait le journal sur papier, en se salissant les doigts. On en découpait des bouts. Il en tirait des articles politiques, bien sûr, mais aussi des photos de personnalités. Le 25 août 1965, c'est celle de Von Choltitz, un général allemand qui signe la capitulation allemande. Le 4 novembre, celle du président américain Lyndon Johnson, avec cette légende : «L'homme le plus puissant du monde. Se pose-t-il des questions ?»
Et puis des visages de femmes magnifiques, dont celui, à deux reprises, de l'actrice Monica Vitti («symbole de la beauté de notre temps»). Comme un étrange camion-poubelle, Mitterrand ramassait tout ce qui passait entre ses mains : le papier à en-tête d'hôtels, la carte des restaurants, un billet de train ou d'avion, un ticket de théâtre. Comme celui d'un Jules César de Shakespeare… Et parfois des pièces sorties de nulle part. Comme ce bout de carte marine de l'entrée du golfe du Morbihan. Un autre jour, c'est un herbier ou la photo d'un drôle animal, mi-âne mi-zèbre. C'est sans fin, sans direction, mais destiné à une seule.
Tout est clandestin : de la production à la transmission. Il colle sur papier bleu. Il va épuiser 22 blocs de 32 pages, remis en main propre à son aimée. La machine à découper-coller s'interrompt brutalement, une première fois, le temps de la campagne de 1965. Il est a priori un candidat de figuration. Et pourtant, il met de Gaulle en ballottage. L'inimaginable s'est produit. Mitterrand devient un possible président de la République. Le journal reprend en majesté, le 1er janvier 1966 à minuit, avec une moitié de visage de la Vénus de Botticelli. Il s'arrête le 13 janvier 1970, alors qu'il est alité pour quelques jours à l'hôpital Saint-Antoine, avec une évocation de Venise.
L'impression d'un autre temps qui ne reviendra plus, d'un monde englouti. Avec la mort de Mitterrand, ce sont deux siècles qui se referment. Celui des hommes politiques qui découpent le journal. Celui des amoureux qui tiennent des correspondances, dont l'attente fiévreuse est un mélange de douceur et de supplice. Celui des hommes à tiroirs. C'était avant Internet, BFM, Twitter et Instagram. «C'était un temps qui compte immensément, dira Anne Pingeot. Un temps qui n'a rien à voir avec celui d'aujourd'hui.»
(1) Journal pour Anne (1964, 1970), Gallimard