Emprunter une ligne de métro qui n’existe pas encore ? Drôle d’idée. C’est pourtant ce que proposent les créateurs du blog Enlarge your Paris en emmenant les curieux marcher le long de la ligne 15 sud du métro Grand Paris Express. Entre Noisy-Champs à l’est et Pont-de-Sèvres à l’ouest, Vianney Delourme et Patrick Urbain veulent faire découvrir, à pied, les endroits que la ligne traversera. Profitons-en : en 2025, quand on sera dans le métro à vingt mètres sous terre, ce ne sera plus le moment de regarder le paysage.
L'expédition commence un samedi matin à Châtelet-les-Halles, sur le quai d'une infrastructure qui, elle, existe bel et bien : le RER A. Dans une ambiance pas trop métro-boulot-dodo, les voyageurs sont en short, sac à dos, casquette et baskets. Dans le wagon flotte un parfum de crème solaire. Gare de Noisy-Champs, point de départ de la randonnée. Sur une affiche : «Grand Paris Express, découvrez le belvédère du chantier.» Bon conseil. Du haut de l'édicule, on contemple un chantier long d'un kilomètre, rangé avec la rectitude de l'armoire à linge de ma grand-mère (preuve qu'elle se trompait d'image quand elle disait : «Ta chambre, quel chantier…»). Ici se trouve un des points nodaux de la ligne 15 du Grand Paris Express, qui tournera en rocade autour de Paris. Nous aussi. «On va contourner Paris, explique Vianney à la troupe. On va taper des rivières, des autoroutes, des endroits pas du tout faits pour le piéton. On n'est pas sur un sentier de la fédération de grande randonnée…» A l'écrit, ces propos font un peu sergent-chef mais à l'oral pas du tout : le guide n'est que joie et bonne humeur.
«Attendez-vous à un choc»
Dix heures, la journée est annoncée à 32°C sur la région parisienne. Devant les marcheurs qui commencent à cuire, Vianney manie, si l'on peut dire, le chaud et le froid. «Honnêtement, il y aura des endroits casse-pieds, c'est clair.» Mais «on est là pour marcher, découvrir et pas trop souffrir». Dit comme ça…
Quand le Grand Paris Express fonctionnera, la ligne 15 Sud fera 30 kilomètres. Heureusement, nous, on s'arrêtera à Saint-Maur, 8 kilomètres selon Mappy. Les premiers pas, dans la ville nouvelle de Marne-la-Vallée, passent de la fraîcheur des arbres à la fournaise d'un terrain de foot en sable (octogonal, huit cages de but). A un rond-point, on ne peut pas louper le Royal Noisy, «un ancien Courtepaille devenu un resto chinois avec une boîte latino en dessous», explique Vianney. Pittoresque. Le bout de zone d'activités qui suit est hérissé de panneaux «Locaux à louer» (un petit creux dans le business peut-être ?). Des étudiantes discutent des temps de transports infernaux qu'elles ont entre Marne-la-Vallée et Créteil, se lamentent sur «les formations qu'on ne peut pas accepter à cause de ça». La troupe compte pas mal de jeunes, des étudiants en urbanisme ou en sciences politiques, quelques retraités mais aussi des curieux.
Rue des Abeilles, rue de la Forêt, nous voilà en pleine zone pavillonnaire. Pas les pavillons coquets ou charmants de l'entre-deux-guerres, juste des maisons de catalogue comme on en voit partout. J'ai du mal à croire que le métro passera sous ces maisonnettes. Pourquoi on vient par là ? «On avait fait un premier parcours qui suivait beaucoup plus la ligne mais c'était très ennuyeux», répond Patrick Urbain. De la visite virtuelle d'une future ligne de métro, on passe subrepticement à la découverte d'une banlieue bien réelle. «On s'est déviés parce qu'on voulait passer par les Arènes de Picasso», justifie Patrick. Ah oui, ces immeubles circulaires qu'on appelle «les camemberts», conçus par un ancien associé de Ricardo Bofill. «Ceux qui ne connaissent pas, attendez-vous à un choc», prévient Patrick. Un palais oppressant, autour d'une place ronde. Mais dans les jets des fontaines, des petits qui se rafraîchissent. Et, sur les pelouses, un barbecue qui se prépare. Qu'en penser ? «Ça dépend avec quoi on compare», dit Bertrand.
Bertrand habite à Châtillon-Montrouge, au-dessus du chantier d'une gare du Grand Paris Express. La ville l'a «toujours intéressé», il «aime marcher». Le voilà servi. Car ça repart. Un escalier en vue. A coup sûr, on va le grimper. Gagné. «On vous soigne, on va vous faire passer au-dessus de l'autoroute, rigole Vianney. La semaine prochaine, ça sera en dessous de l'A6.» La balade le long de la 15 Sud étant prévue sur quatre étapes, le trajet s'annonce différent à chaque session. Sous nos pieds, l'A4 s'écoule. J'ai le sentiment de voir pour une fois de haut ce que je regarde toujours d'en bas. Amusant.
Passage du Bon-Vieux-Temps
Dix minutes de fraîcheur dans un tout petit bois et nous voilà en route vers le fort de Villiers. Oh, oh, une forteresse ? Pas du tout. Le fort a été un bidonville, il sera un écoquartier et, une fois sur place, on n'en voit rien. «Les forts de la banlieue ont été construits après 1870 mais n'ont jamais servi, explique Patrick. Dès qu'ils ont été terminés, ils étaient obsolètes.» Mince. Sommes-nous au bord du fort, dedans ? Pas clair. Ce que l'on voit, c'est un déprimant alignement d'immeubles récents, dans le style promotion-immobilière-qui-veut-faire-du-style. Au pied d'un lampadaire, quelqu'un a abandonné un petit tas de livres anciens. Je ramasse Brigitte et le devoir joyeux, collection «Bibliothèque de ma fille» (1937) qui s'annonce plus réjouissant que le paysage. Et la ligne 15, on l'a oubliée ? Dans le lointain, les grues du chantier. Mais, mais, mais… «On ne va pas aller par là parce que c'est un cul-de-sac, dit Patrick. On va passer par le vieux centre de Villiers-sur-Marne.» Pas dans le programme mais alléchant. Dans les faits, le vieux Villiers n'est pas le secteur sauvegardé de Sarlat. Toutefois, vu ce qu'on vient de traverser, il me paraît charmant.
Patrick nous apprend que les centres anciens de la banlieue se sont tous développés à la jonction du plateau et des coteaux. On croise le passage du Bon-Vieux-Temps. Vieilles pierres herbeuses, joli. A l'entrée du passage, un panneau : «Bientôt, la résidence du Bon Vieux Temps. Du studio au 4 pièces.» Aaarrrgh…
Le trajet se poursuit en passant sous la gare RER du Plessis-Trévise. Vianney à la cantonade : «Dernière chance de rentrer à Paris avant la gare de Champigny !» Les lâcheurs sont discrets, la troupe s'étend en file discontinue, on ne perçoit pas tellement les départs. Et encore des pavillons. Dans le groupe, les marcheurs parlent des centres-villes sinistrés, du mégaprojet Europacity, bref, on reste dans le sujet Grand Paris. Une ou deux fois, Vianney et Patrick s'arrêtent, plan en mains, regards circulaires. Dans le groupe : «Ça y est, on est perdus…» Pas du tout.
Bientôt, le site de remisage et de pilotage des trains du Grand Paris Express à Champigny. Mais «on ne va pas passer par là parce que c'est un détour important» (ouf !), on va le longer et, après, «on passera par la cité-jardin de Champigny» (chic !). Quoique… pas tout de suite.
4L customisée
Auparavant, traversée du «canyon de Champigny», comme dit Vianney. Soit Leader Price, Norauto, Leclerc, Happy Bazar… C'est accablant en voiture, plus encore à pied. Il fait chaud, on boit de l'eau, on a de plus en plus envie d'une pause. En plus, j'ai faim. D'autres pavillons, d'autres hangars à commerce et, enfin, les petits immeubles en briques de la cité-jardin, leurs arbres, leur verdure. Une des étudiantes : «Pourquoi ils n'ont pas fait ça partout ?» Bonne question. On passe sous un portique en briques, on débouche sur un jardin intérieur hexagonal, un bijou. «Et voilà la salle à manger !», trompette Vianney. Les commodités sont deux rues plus loin, à l'OK Bar. La pause est délicieuse, le redémarrage un peu moins. Le Grand Paris Express se manifeste de temps à autre à sa manière. A un rond-point, le puits de sécurité Colonel-Grancey. Il y en a un tous les 800 mètres. Grancey est un héros oublié de la guerre de 1870.
La marche se poursuit sur la D130, le groupe est de plus en plus étiré. A la hauteur de Fais Ta Crêpe, tandis que mes jambes s'alourdissent, me vient à l'esprit la question que je m'interdis depuis une heure : «Qu'est-ce que je fais là ?» Heureusement, nous voilà enfin devant un vrai chantier de gare, Champigny-Centre. La longue palissade qui l'entoure, toute en couleurs vives, n'est que promesses de temps de trajets record. Champigny-sur-Marne, l'une des villes les plus touchées par le GPE, bénéficie d'une «Maison du métro». Arrêt obligatoire. Salle climatisée, eau fraîche, belles maquettes. Et… redémarrage encore plus ardu.
«A la plage !», s'exclame Vianney en sortant. Une plage ? Chouette ! Sauf que la «plage» est la base nautique de Champigny-sur-Marne, fermée par des barrières de surcroît. On contourne l'obstacle et on file le long de la berge. C'est plus agréable que le trottoir d'une départementale. Mais que c'est long… Le sentier, large comme mes deux pieds, n'en finit pas. Jusqu'au moment où, au détour d'un talus, apparaît «La Glace Mobile», petite 4L customisée pour vendre des sorbets. Délice… La bonne Cathy, qui n'a que deux bras, sert à son rythme tandis que les clients s'écroulent les uns après les autres sur le talus.
Notre destination suivante est la gare RER de Saint-Maur-Créteil. Les bords de Marne sont ravissants, la traversée de la rivière entre Champigny et Saint-Maur superbe avec son écluse, mais je rappelle qu'il fait 32°C, que nous marchons depuis plus de six heures et que cela peut excuser qu'arrivée à ce stade, j'ai posé la question qu'il ne fallait pas : «On est encore loin ?» A Saint-Maur, un immense trou devant la gare RER prouve que le Grand Paris Express arrive. Détail piquant : le maire n'en voulait pas. J'ai marché 19 kilomètres, pas vraiment perçu le futur métro mais franchement bien compris le bricolage urbain de la banlieue.
Photo Cyril Zannettacci