Menu
Libération
On a échangé nos rédacs

Un œil de droite sur «Libé»

Un dimanche trépidant dans la vie de «Libération», tel que vécu par Jean-Christophe Buisson, du «Figaro Magazine». En toute cordialité et bonne foi.
Jean-Christophe Buisson, rayonnant dans les locaux de «Libération». (Photo Iorgis Matyassy)
par Jean-Christophe Buisson, Directeur adjoint de la rédaction du «Figaro Magazine»
publié le 24 août 2018 à 17h07

Tester une journée à Libération, d'accord, mais un dimanche. Pourquoi ce jour-là ? D'abord pour pouvoir écrire, en référence à un film glauquissime sans doute adulé ici : J'aimerais pas crever un dimanche. Surtout à Libé. Ensuite parce que je suppute que la moitié de la rédaction doit être en train de flâner le long du canal Saint-Martin, un bol de graines de chia bio à la main, ou d'assister à une réunion de cellule d'un mouvement écolo-LGBT-post-marxiste : cela me permettra de déambuler plus librement entre les murs du journal. Enfin parce qu'une équipe réduite au travail, c'est une agitation, une nervosité et une inquiétude qui sont autant de promesses de disputes, de cris, de claquements de portes (s'il y en a). Bref de la matière rêvée à narrer - d'autant qu'on imagine mal s'écouler comme un long fleuve tranquille la vie quotidienne du journal de référence de la gauche éternellement insatisfaite et mélancolique des grandes luttes (y compris celles à venir), jamais avare en coups de gueule et en gros mots, toujours prête à dénoncer et traquer dans ses moindres recoins et ses derniers retranchements la droite extrême, le patronat injuste, l'industrie polluante et les institutions poussiéreuses.

Libé est salement installé : entre le périphérique Sud et les bâtiments de France Télévisions et du ministère des Armées. Venir chaque jour dans ce no man's land peuplé de jeunes gens en chemise bleu ciel, bermuda pastel et sandalettes où ne poussent ni cafés pour palper le pouls de la France réactionnaire ni arrêt de métro où observer le monde dans sa désarmante diversité : il n'existe guère de pire supplice pour les dignes représentants d'une profession déjà tragiquement menacée de bureaucratisation, d'Internetisation, de standardisation. Sans compter que le journaliste maison habite plus volontiers le nord-est de Paris. A l'opposé topographique exact de ce bâtiment neuf et sinistre, donc. Mais entrons.

Un sein à l’air

L'intérieur est également aussi peu Libé que possible : vaste hall plutôt cosy ; des «personnels de sécurité» (je n'écris pas personnel(le)s car il n'y a pas de femmes) ; une carte d'identité à laisser en otage ; un ascenseur propre ; des murs gris et intacts. L'esprit anar et rebelle serait-il resté dans les précédents locaux (dont chacun, ici, a le souvenir ému et nostalgique) ? Pas totalement. L'étage idoine atteint, l'identité heureuse du quotidien fondé par Jean-Paul Sartre et Serge July se ressemble enfin. Dispersés dans des open spaces (pas de porte, donc, finalement) vaguement rangés en services (politique, France, société, idées, livres, portraits, économie, etc.), à l'exception de celui, isolé, du grand sachem napoléonophile Laurent Joffrin que surplombe une reproduction de une du journal avec Kate Moss un sein à l'air, les bureaux ont des airs de chambre d'adolescent laissé seul depuis trois mois. Des pyramides de livres et de journaux plus ou moins consultés y côtoient des objets aux usages insoupçonnables posés dans un équilibre précaire.

Jean-Christophe Buisson, rayonnant dans les locaux de

Libération

. Photo Iorgis Matyassy

Sur l'un des bureaux gît même un morceau de plafond tombé dans la nuit. Plus loin, sur une armoire, la peluche d'un Pollux casqué observe la montgolfière Generali qui monte et descend dans le ciel que personne ne touchera (ici, pas de fenêtre, seulement des baies closes - pour éviter les suicides ?). A proximité des poubelles et des imprimantes, les tables encombrées des directeurs adjoints de la rédaction au-dessus de qui, scotchée, trône une affichette de Kim Jong-il et Kim Jong-un flanquée de ce slogan pertinent : «Nos dirigeants montrent la voie [Il s'agit en fait de Kim Il-sung et non de Kim Jong-un, ils sont nuls en communisme au Figaro, note de Libé ].» Le long des couloirs, bien rangés, eux - par ordre alphabétique - les dossiers servant à la documentation : Bashung, Rainbow Warrior, Séguy, Affaire Grégory, Mobutu, Vie privée Sarkozy, Pat Metheny, Gluckstein, Le Pen (3 cartons), Chirac (2 seulement, mais il en manque : nécrologie en vue ?), Tapie, Lalonde, Tchernobyl… Ils disent mieux que tout l'histoire du journal. Comme leur survivance sous forme imprimée dit combien Libé, malgré son progressisme affiché, demeure une incarnation du vieux monde. Celui de Gutenberg, de la chose écrite, du style.

Direction la pièce où se tient la conférence de rédaction. Une vaste table ronde avec, autour, une dizaine de journalistes : rédaction, service photo, Web, maquette. La directrice adjointe de la rédaction Alexandra Schwartzbrod mène la danse. Débrief rapide du numéro de la veille, un peu d'autosatisfaction sur le supplément «Festivals», puis déroulé de celui à boucler ce soir. Tonino Serafini, le cheveu aussi rare que le verbe enlevé, soupire : difficile de ne pas faire la une sur la fin probable du conflit SNCF. Donc une semi-victoire de Macron. «Un événement très Figaro», grince quelqu'un… L'amertume générale ne dure pas : une voix annonce triomphalement qu'il a, tout prêt, un sujet sur «le Bernie Sanders mexicain» promis à une victoire électorale en juillet (1). Un soupir d'aise traverse l'assemblée. «Le monde hispanophone vire à gauche», clame une journaliste, rappelant que l'Espagne vient d'envoyer Rajoy dans les poubelles de l'histoire. Heureusement qu'il est tôt car on sent bien qu'on est à deux doigts de préparer une paëlla géante pour fêter ça. La boîte de Pandore a été ouverte : les propositions d'article tombent comme à Gravelotte (pêle-mêle : la loi sur le littoral, «la cocotte-minute démographique nigérienne», un coup de griffe à Daniel Schneidermann, le cas Cantat, etc.). Serafini met un peu d'ordre dans tout ça («on ne peut pas tout faire») avant de lancer ses propres nouvelles idées. Malin. Une jolie salamandre tatouée sur le bras, Catherine Mallaval remporte la mise (une double page) avec le portrait d'un chanteur punk devenu braqueur en cavale (ou l'inverse, je ne sais plus). Ça, c'est du Libé, coco ! Sans oublier une interview de Joan Baez à l'occasion de son passage à Paris - elle ne dit rien d'intéressant, mais Joan Baez, quoi ! Rien d'autre en culture ? Si : une expo sur des artistes cubains et le compte-rendu d'une «performance» axée sur le sexe par une certaine Cosey Fanni Tutti, sculptrice qui se sert de tampons hygiéniques comme matériau de sédition. So Libé.

Sourire sardonique

Dans les heures qui suivent, chacun pianote sur son ordinateur. A peine entrecoupé par le cliquetis des doigts sur les claviers, le chuchotement des jeunes gens du Web ou un cri du cœur dont nous n'avons pas réussi à identifier l'auteur («chez En marche, ce sont des blaireaux !»), un silence studieux règne. Petit tour à la cafétéria : les boissons chaudes sont gratuites et les tracts de la CGT affichés du même niveau pathétique que ceux au Figaro - c'est rassurant. Sur le chemin, un mur sur lequel des post-it exutoires ont fleuri, reprenant les perles entendues dans la rédaction : «Michel Butor, je pensais que c'était un catcheur», «Je ne le voyais pas comme ça, le clitoris», «Aller jouer aux auto-tamponneuses avec Julien Dray, merci, quoi ! Il pèse 450 kilos», «Je pense que si tu pètes sur un plateau télé, ça ne s'entend pas» (chose bientôt facilement vérifiable puisque BFM, qui appartient au même groupe que Libé, s'apprête à emménager quelques étages plus bas).

En fin d'après-midi, tout s'accélère. Se déploie le ballet, secrétaires de rédaction, chefs d'édition et maquettistes. On s'engueule gentiment sur le choix de la photo de une (un plan serré d'Emmanuel Macron, ok, mais avec ou sans sourire sardonique ?) ; on se rend compte qu'il faut lancer les sujets pour le surlendemain ; on se rassure en apprenant que l'édito de Joffrin est arrivé. Tiens, le critique cinéma Didier Péron aussi et, avec lui, cette approche élitiste de la culture propre à Libé : quand on lui demande s'il ne serait pas opportun d'intégrer la sortie du film Jurassic World : Fallen Kingdom à un dossier sur le revival des dinosaures (expos, ventes aux enchères, etc.), la réponse fuse, magique : «C'est une sortie anecdotique.» Aux dernières nouvelles, le film flirtait avec les 3 millions d'entrées… Nous voilà rassurés : Libé sera toujours Libé. Délibérément à côté de la plaque - sur sa gauche.

(1) Bien vu : Lopez Obrador a effectivement gagné l'élection présidentielle mexicaine le 1er juillet.

Photos Iorgis Matyassy