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Libération
Critique

Rentrée de France Télé : «Un si grand soleil», un soap qui ne brille pas

France 2 lance ce lundi sa nouvelle série, cousine de «Plus belle la vie» tournée dans l’Hérault. En la programmant juste après le JT de 20 heures, le groupe est convaincu de son succès.
Le siège de France Télévisions.Pitch de la nouvelle série : après dix-sept ans d’absence sans donner de nouvelles à ses proches, Claire, infirmière dans l’humanitaire en Afrique, revient à Montpellier. A peine arrivée, elle se retrouve accusée de meurtre. (Photo Stéphane Lagoutte)
publié le 26 août 2018 à 19h06

Le moment le plus caliente de la rentrée télé 2018 est prévu ce lundi à 20 h 40 sur France 2. Exception faite à la continuité qui prévaut à France Télévisions en ce début de saison, il marquera le lancement du nouveau feuilleton quotidien de vingt-deux minutes de la chaîne. Un si grand soleil accompagnera désormais le téléspectateur vers le programme de prime-time qui débutera aux alentours de 21h05. En plaçant à cet horaire stratégique cette série, qu'elle produit elle-même et finance à hauteur de 26 millions d'euros (sur 35 millions d'euros de budget total) pour 235 épisodes jusqu'à fin juin, France Télévisions n'a pas le droit à l'erreur. «Je suis sûre que ça va marcher, j'en suis intimement convaincue», nous a glissé la présidente, Delphine Ernotte, jeudi, en marge de la conférence de rentrée de l'entreprise. «C'est un vrai renouveau à l'écran, c'est du jamais vu», assure même le directeur des programmes, Takis Candilis. Et nous qui nous attendions depuis des mois à un Plus belle la vie bis ! «La qualité visuelle est bien meilleure que Plus belle la vie, c'est du niveau d'un prime-time, nous allèche un ponte de France Télé. On sort des décors en carton-pâte.»Une promesse : la moitié des scènes sont tournées en extérieur, et non dans des studios dignes d'une vieille sitcom AB Productions.

Romantico-polar méridional

Libération a eu la chance de voir le premier épisode de cette petite merveille annoncée, ainsi que de longs extraits des quatorze suivants. Résultat : on n'a pas été plus surpris et chahuté que face à une interview de Michel Drucker. Comme le Plus belle la vie de France 3 ou le Demain nous appartient de TF1, c'est un soap ensoleillé, un romantico-polar méridional, aux intrigues rythmées par les secrets de famille, les détestations et les romances entre clans. Sur fond d'oliveraies, de flamants roses et de superbes mas. Le pitch : après dix-sept ans d'absence sans donner de nouvelles à ses proches, Claire, infirmière dans l'humanitaire en Afrique, revient avec son fils Théo, 16 ans, à Montpellier. Elle a à peine posé le pied dans sa ville qu'elle se retrouve accusée du meurtre d'un ami d'enfance. Mais qui peut bien lui en vouloir ? Et quelle était la nature des «révélations» promises, avant de trépasser, par l'assassiné ? Pendant ce temps-là, la garde à vue de sa mère battant son plein, Théo découvre que ses grands-parents sont… vivants. Eh oui. Et on ne vous parle pas de la tante suicidée (à moins que…).

On n'a pas mis longtemps à comprendre qui étaient le vrai père de Théo et le meurtrier. Souvent, on devine les dialogues avant qu'ils soient prononcés. Le feuilleton tourne parfois au clip pour «Montpeul» et la région Occitanie, avec ses images de tram flambant neuf, de lycée sans chewing-gums collés aux tables ou d'ados jouant au beach-volley à Palavas-les-Flots avec des sourires à s'en décrocher les mâchoires. Le fait que les collectivités locales aient subventionné Un si grand soleil est sans doute une coïncidence. France Télévisions a construit des studios dédiés de 16 000 mètres carrés à Vendargues (Hérault). A l'écran, le grain n'est certes pas immonde et le feuilleton se laisse regarder, mais la direction d'acteurs et la réalisation n'échappent pas aux clichés : le soleil qui se couche et se lève en accéléré, le fondu au blanc pour introduire un flash-black, les regards des personnages qui se perdent dans le vide en fin de scène, etc. Comme se marre un dirigeant de France Télévisions croisé à la conférence de rentrée, dont on préfère taire le nom par charité, «c'est pas du Coppola…» Et pourtant, vingt-cinq auteurs travaillent sur la série.

Très service public

Takis Candilis le concède facilement : «La narration est classique.» C'est aussi dû à la contrainte de temps. Pour diffuser un épisode au quotidien, il faut en tourner un par jour. Ce qui ne laisse guère le loisir de s'aventurer hors des clous. «C'est une gageure», dit-il. Trois équipes travaillent en permanence : une en studio (pour dix minutes quotidiennes), deux en extérieur (pour six minutes chacune). Un épisode enchaîne une vingtaine de séquences d'une minute. Le feuilleton s'articule toutes les cinq à six semaines autour d'une nouvelle grande histoire («l'arche») à laquelle s'agrègent des sous-intrigues. «C'est un genre qui a ses codes et ses conventions. C'est une histoire qui ne s'arrête jamais, commente Sophie Gigon, la directrice de la fiction journée de France 2. Il n'y a pas cinquante façons de le faire : la comédie et la romance viennent atténuer le drama, qui n'est pas forcément policier. Le plus important est l'humain, l'interrelationnel.»Plus de cinquante personnages, représentant toute la diversité de la France, vont se croiser lors de la première saison. L'objectif scénaristique de Sophie Gigon : «Ne pas être dans l'optimisme béat mais dans l'optimisme lucide, faire quelque chose d'aspirationnel, de porteur et de naturaliste.» On n'est pas sûr de comprendre, mais c'est très service public dans les mots.

A nos bienveillantes railleries, France Télévisions répond, en gros, que nous sommes des snobinards méprisant la culture populaire. «Le feuilleton permet de traiter de l'actualité et des sujets de société. C'est un outil de sensibilisation du grand public», nous sermonne un cadre de la boîte.

Il n'empêche. Cette prise de risque minimale de l'entreprise (l'an dernier, elle programmait Vu, le descendant du Zapping, à la même heure) interroge : fallait-il consacrer autant d'argent à la constitution d'un autre Plus belle la vie ? France Télévisions réplique qu'un tel feuilleton dynamise l'ensemble de la filière audiovisuelle française et a le mérite de former des tas d'auteurs, réalisateurs et comédiens. Mais avec 5 ou 6 millions d'euros, on peut fabriquer une mini-série de six épisodes de cinquante-deux minutes. Le budget d'Un si grand soleil absorbe l'intégralité de la hausse de l'investissement dans la «création» (fiction, documentaire, animation…), passé de 400 millions d'euros en 2017 à 420 millions en 2018 sur volonté de Delphine Ernotte. «Dans l'absolu, je ne suis pas contre le fait qu'il y ait du soap sur le service public, mais c'est de l'argent qui ne va pas sur des fictions innovantes, peste un scénariste qui vient de se faire refuser une série historique pour France 2. Ils font des trucs confortables, rassurants, qui ne racontent rien du monde. Ils sont obsédés par l'audience, ils fabriquent ce qui plaît au public qu'ils ont déjà. C'est une vision court-termiste.» Il n'est en effet pas garanti qu'Un si grand soleil soit le meilleur moyen de faire revenir ceux qui ne regardent plus la télé.

Photo Stéphane Lagoutte