Comment vendre du café au prix fort et dans des gobelets en carton aux quatre coins du monde ? Une entreprise de 18 milliards de dollars de chiffre d'affaires y est parvenue en trois décennies. De Seattle à Shanghai, Starbucks, développé par le fils d'un chauffeur-livreur de Brooklyn déverse ses «latte» et ses «macchiato» dans 76 pays. Elle vaut aujourd'hui en bourse 71 milliards de dollars. Une entreprise planétaire, sur laquelle se penche cette semaine Arte, dans un documentaire de 90 minutes. Luc Hermann et Gilles Bovon de la société de production «Premières lignes» (fournisseur du magazine Cash investigation) décortiquent méthodiquement les clefs du succès de cette entreprise et notamment son marketing ultra-élaboré. Il met également en lumière des conditions de travail éprouvantes pour des «barristas» qui jonglent entre plusieurs tâches durant leur service. Sans oublier l'optimisation fiscale mise en place par Starbucks, qui lui évite ainsi d'avoir à payer des impôts sur les bénéfices, dans plusieurs Etats européens.
Durant dix-huit mois, les deux réalisateurs ont enquêté afin de disséquer le processus de construction de cette marque devenue iconique. «Les grandes multinationales ont une image magnifique dans le grand public, explique Luc Hermann. Nous avons voulu savoir ce qui se cache derrière cette enseigne, qui a notamment la faculté de récupérer en opération de communication les incidents qu'elle peut rencontrer.»
L’idée de génie du développeur de Starbucks est d’avoir racheté un modeste torréfacteur de la côte ouest des Etats-Unis, pour le transformer en une chaîne de salons de… café. Ainsi est né le concept de «troisième lieu de vie». Un endroit où l’on trouve ses marques entre le domicile et le bureau. Si l’on y ajoute une technique de vente très personnalisée, «la connectivité», dans laquelle le sourire de circonstance et l’inscription du prénom du consommateur sur le gobelet sont les ressorts, on obtient la martingale Starbucks. Il suffit ensuite d’utiliser des techniques de vente rodées au millimètre pour gonfler les additions et l’affaire arrive ainsi à dépasser les 10 % de marge nette.
Rouleau compresseur
Le documentaire montre ainsi, avec précision, l'art et la manière de suggérer au client un changement de type de lait (végétal) ou l'adjonction de crème chantilly, pour faire grimper le ticket final de deux euros. En France, où l'on peut boire un petit noir au comptoir pour deux euros, le latte aromatisé à 5,95 euros fait néanmoins un carton. Ce qui ne surprend pas l'un des principaux investisseurs français du monde de la restauration interrogé par Libération : «Dans la plupart des bistrots, le café n'est pas bon, car les gérants choisissent, le plus souvent chez leur fournisseur, un produit d'entrée de gamme. Celui de Starbucks a un goût plus rond.» Côté clientèle, la marque a su séduire un public jeune et urbain, peu adepte des bars traditionnels. «Je préfère que mes trois filles retrouvent leurs copines chez Starbucks, les lieux sont propres et l'on n'y vend pas d'alcool», poursuit l'investisseur, qui se souvient néanmoins que l'arrivée de la marque en France ne s'est pas faite sans difficultés : «Au départ, ils n'ont pas trouvé de candidat pour exploiter l'enseigne et la redistribuer sous forme de franchises.» Aujourd'hui, elle compte 180 implantations sur le territoire. Après avoir investi l'Ile-de-France et les grandes métropoles régionales, elle ratisse les villes moyennes : Tours ou Angers ont leur Starbucks, sans compter les halls d'aéroport ou les salles des pas perdus des gares, dans lesquels les points de vente essaiment.
Résultat, la concurrence en bave face à ce rouleau compresseur. Arrivée de Grande-Bretagne en 2012, la chaîne Costa Coffee a décidé de plier bagages en 2017. Des déficits récurrents et un constat : pas de taille pour lutter avec le leader du marché. Seule subsiste l'enseigne Colombus Café et ses 153 implantations. Son propriétaire, Nicolas Riché, vit la concurrence avec philosophie : «Starbucks a démontré l'existence d'un marché sur ce mode de consommation, ça nous a été profitable.» La courtoisie n'exclut cependant pas la castagne. Le boss de Colombus n'a pas particulièrement apprécié l'issue d'un appel d'offres mené pour une implantation dans l'aérogare d'Orly. Alors que son enseigne avait été retenue, il a finalement été évincé au profit de Starbucks. Au dernier moment, le maître des lieux, Aéroports de Paris (ADP), aurait préféré l'enseigne américaine.
Bretelles remontées
Colombus Café doit également composer avec un autre particularisme de son concurrent. Après quatorze ans de présence en France, Starbucks a réalisé l'an dernier 96 millions d'euros de chiffre d'affaires mais n'a toujours pas payé un euro d'impôt sur les sociétés. Et pour cause, la filiale française n'a réalisé que deux exercices légèrement bénéficiaires en 2015 et 2016. Ces maigres profits ont été fiscalement compensés par les pertes affichées durant douze ans. «Il est tout de même étonnant qu'une entreprise qui affiche des résultats négatifs de manière aussi répétée continue à investir et à se développer,constate Manon Aubry, responsable des questions fiscales au sein de l'ONG Oxfam France. N'importe quelle autre PME confrontée à la même situation aurait cessé son activité.»
Cette situation à première vue hors norme est, en fait, le résultat de la créativité fiscale mise en place par Starbucks et qui n’a rien à envier aux virtuoses en la matière : Google, Apple, Facebook et Amazon (plus communément appelés les Gafa). Starbucks France doit payer une redevance de 6 % pour l’utilisation de la marque à une société basée en Hollande. Le café servi en France est acheté en grains à une autre entité du groupe, qui le vend à un prix supérieur à celui du marché. Il est ensuite torréfié par une troisième entité qui facture ce service. Ces dépenses viennent alourdir les charges de la filiale française. Qu’à celà ne tienne, les déficits générés dans l’Hexagone sont autant de profits réalisés par les deux autres filiales installées en Hollande et en Suisse, là où l’impôt sur les bénéfices ne dépasse guère 10 %. Bien loin des 33,3 % pratiqués en France. Le même mode opératoire existe en Grande-Bretagne. A une petite différence près. Les parlementaires britanniques ont constitué une commission d’enquête sur le sujet. Elle a auditionné, en séance publique, le responsable de Starbucks en Grande-Bretagne. La séquence est reprise dans le documentaire diffusé par Arte. On y voit le dirigeant se faire sérieusement remonter les bretelles par la présidente de la commission et répéter en boucle quelques éléments de langage peu convaincants.
Demande de ristourne
Le dossier est même monté d'un cran puisque la Commission européenne a décidé de s'en emparer. Le 21 octobre, Margrethe Vestager, la commissaire chargée de la concurrence, a estimé «que les avantages fiscaux accordés par la Hollande et la Suisse à Starbucks [étaient] compris entre 20 et 30 millions d'euros».
Elle a donc demandé aux Etats concernés d’entamer les procédures adéquates pour récupérer ces sommes. Quelques semaines plus tard, la Hollande faisait appel de cette décision afin d’éviter d’avoir à présenter une quelconque addition à Starbucks. Visiblement soucieuse de pas pousser le bouchon trop loin, la division Europe a tout de même décidé de transférer son siège social d’Amsterdam vers Londres, réputé fiscalement moins indulgent. Jusqu’à ce que le Brexit n’incite sérieusement la City à réfléchir à son système d’imposition de manière à être encore plus attractive pour les implantations de sièges sociaux.
En France, Starbucks a suscité l'intérêt du fisc, qui lui a notifié un redressement. Il est en cours de discussion avec l'administration pour une éventuelle ristourne comme cela se pratique sur les gros dossiers. Quelle qu'en soit l'issue, l'enseigne a prévu de poursuivre son développement, d'autant plus que la concurrence ne semble toujours pas menaçante. Seul Alain Ducasse, visiblement sensible à l'arôme prometteur de la vente de café, prépare une - petite - initiative en la matière. Le chef multi-étoilé aurait acquis un local de torréfaction dans le XIe arrondissement de Paris, à côté de sa chocolaterie. Pas sûr que ça refroidisse Starbucks.